PAR PIERRE BUILLY.
Un singe en hiver d’Henri Verneuil (1962).
« Un prince de la cuite qui tutoie les anges ».
Dans l’œuvre, inégale mais qu’on devrait bien réévaluer d’Henri Verneuil, Un singe en hiver apparaît comme un OVNI de mesure, de grâce et de mélancolie.
C’est sans doute aussi parce qu’il est tiré d’un grand roman (Prix Interallié 1959) et que, s’il n’est pas littéralement fidèle au récit, il en respecte toute la complexité douce-amère. Il est d’ailleurs curieux de constater que le livre d’Antoine Blondin est, d’une certaine façon, un peu plus optimiste que le film, dont la fin porte toute la tristesse du monde.
Dans le roman, Albert Quentin, sur le quai de la gare, fait promettre à Gabriel Fouquet de revenir à Tigreville et, aux dernières lignes, Fouquet est à deux doigts d’aller sonner à la porte de Claire, la mère de la petite Marie et on sent bien qu’il le fera un jour très proche. Rien de cela chez Verneuil. Les deux hommes se sont quittés sans effusion, on voit bien qu’ils ne se reverront jamais et que le miracle de leur rencontre ne se reproduira pas, chacun retournant à l’enfermement de ses rêves. Et Fouquet n’ira pas retrouver Claire en Espagne. Solitude et amertume.
Oui, curieux film, Un singe en hiver, où il y a des nuances de comédie italienne, avec la tristesse sous-jacente de tous les personnages : le couple Quentin qui n’a pas eu d’enfants (magnifique Suzanne Flon), Fouquet qui gâche sa vie, son talent et sa famille, les évocations du passé enfui ou du présent impossible, Indochine ou Espagne, descente du Fleuve jaune ou corrida de Linarès où mourut le grand Manolète, le bordel fermé, la perspective du cimetière où va se recueillir Quentin… »Le vieil homme allait entrer dans un très long hiver » : c’est à peu près la dernière phrase du film, sur l’image de Quentin/Gabin assis sur un banc de gare, attendant sa correspondance ; ce n’est pas très fréquent, cette tristesse finale-là, dans les films français….
Il se peut que les dialogues éblouissants de Michel Audiard, les scènes de grandiose déconnade entre Quentin (Gabin) et Fouquet Belmondo), les baffes assénées à Esnault (Paul Frankeur) ou la folie inquiétante du génial Landru (Noël Roquevert) aient un peu détourné l’attention de toute la grisaille de Tigreville.
Elle perce pourtant : gifles de pluie continues, ramassis de boit-sans-soif du bistro, cruauté des gamines de la pension Dillon qui méprisent la petite Marie (Sylviane Margollé), dont la mère vit en Espagne et le père ne vient jamais la voir…
Grisaille de Tigreville, où on devine aussi qu’il y a des tas de saletés cachées, comme la Joséphine (Hélène Dieudonné), qui a dénoncé tant qu’elle a pu pendant l’Occupation ou boutique de Landru/Roquevert qui peut vous procurer »tout ce que vous voulez » (voilà qui m’a fait irrésistiblement songer à Millich (Rade Serbedzija), le propriétaire du magasin de déguisements d’Eyes wide shut, qui prostitue sa fille).
C’est qu’Antoine Blondin, doté de tous les talents, jeune homme beau comme un Dieu, commençait déjà, en 1959, sa longue descente ivrogne qui allait faire du plus doué des Hussards un poivrot clochardisé et mauvais comme une teigne… ■
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