PAR PIERRE BUILLY.
La nuit de Varennes d’Ettore Scola (1982).
Ascenseur pour l’échafaud.
C’est peut-être bien – c’est sans doute bien – cette nuit-là, cette nuit de l’été 1791 qu’est mort l’Ancien Régime.
Certainement par l’évidence que l’Assemblée législative, qui succédera à l’Assemblée constituante quelque trois mois plus tard, va par un effet de pente, abolir la monarchie traditionnelle et proclamer la République ; mais surtout parce que quelque chose d’inimaginable s’est passé : la rupture du lien de nature presque religieuse qui unissait le Roi et son peuple. Le Roi de France qui était quelque chose comme l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, entre Divinité et Humanité. Dans toute relation de cette nature, il peut y avoir profanation : c’est ce qui se passait lorsque Jacques Clément assassinait Henri III, Ravaillac poignardait Henri IV, ou Damiens tentait de tuer Louis XV. Mais il n’est pas possible de retirer au Roi la majesté, faute de quoi l’édifice s’écroule. Pour qu’il y ait profanation, il faut qu’il y ait ordre établi.
Et d’ailleurs c’est ce qui survient à la toute fin du film d’Ettore Scola, lorsque, à la demande de Rétif de la Bretonne (Jean-Louis Barrault), la comtesse de Laborde (Hanna Schygulla) sort d’un mystérieux paquet les vêtements de gloire que Louis XVI portait quatre ans plus tôt à l’inauguration du port militaire de Cherbourg. Et Rétif de demander à voix haute si la situation aurait été la même si le Roi avait porté cette tenue royale plutôt que se déguiser en bourgeois. Et un peu plus tôt dans le film Casanova (Marcello Mastroianni) fait à peu près la même observation: Quand un Roi est fait prisonnier par un maître de poste, c’est comme s’il était mort.
Ce qu’il y a de puissant, dans La nuit de Varennes, c’est la captation de ce qui est en train d’inéluctablement glisser et qui aboutira à la sauvagerie de l’assassinat rituel du 21 janvier 1793, évidente volonté de rompre définitivement avec l’ancien ordre des choses. Ettore Scola et son scénariste Sergio Amidei adaptant un roman de Catherine Rihoit imaginent un microcosme bigarré de personnages réunis par le hasard qui se trouve sur la route de la berline de la famille royale en fuite, qui est passée quelques heures plus tôt.
Sans doute aurait-il été possible d’élaguer quelques épisodes adjacents pour que le film soit resserré de vingt minutes (il dure presque deux heures et demie), mais la longue durée permet aussi d’installer et de bien caractériser les voyageurs, de les faire s’exprimer sur la situation politique et, comme ce sont toutes gens de bonne compagnie, de jeter les derniers feux d’un siècle qui fut le plus civilisé qui se puisse et qui allait s’achever dans les flots de sang du rasoir national avant que son suivant ne commence dans les boucheries napoléoniennes.
L’artifice est aimable et séduisant de se faire rencontrer le chevalier de Seingalt, c’est-à-dire un Casanova vieilli, décati, plâtré de céruse et rougi de carmin, mais qui a encore belle allure et – surtout ? – réputation légendaire qui fait palpiter le corsage opulent de la veuve Gagnon (Andréa Ferréol) et le ricaneur, douteux, pornographe, subtil Rétif de la Bretonne, qui s’entendent comme larrons en foire. Tout cela au côté d’un chevalier d’industrie, Wendel (Daniel Gelin), qui s’inquiète de l’influence de la situation sur la bonne marche de ses affaires, d’un pamphlétaire insurgent des jeunes États-Unis, Thomas Paine (Harvey Keitel), d’un magistrat modéré Florange (Michel Vitold) et de sa divette entretenue Virginia (Laura Betti). Plus un étudiant révolutionnaire et niais, Émile (Pierre Mallet) et la soubrette noire Marie-Madeleine (Aline Messe). J’allais oublier le coiffeur inverti Jacob (Jean-Claude Brialy) qui se rend bien compte que la liberté de mœurs qui régnait jusqu’alors va être sévèrement muselée par l’austérité républicaine.
Tout cela est filmé dans des images magnifiques, orné de musiques intelligentes, joué par de grands acteurs…. C’est drôle : dans La terrasse, le réalisateur Ettore Scola, lui-même ancien communiste, filmait le désenchantement et la lassitude des intellectuels de gauche de Rome ; dans La nuit de Varennes, l’effarement de ceux qui voyaient disparaître un monde qui était bien loin d’être parfait mais qui avait stabilité et élégance. Le cinéaste fait partie de ces intellectuels qui ont assez de subtilité pour constater que la réalité fracasse toujours les fictions. ■
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