PAR PIERRE BUILLY.
Danton d’Andrzej Wajda (1983).
Polka des assassins.
Il y a tant et tant de canailles déshonorantes sur la scène de la Révolution française que, lorsqu’on est écœuré par le sang qui a tant et tant ruisselé on a presque envie de trouver un personnage un peu moins abominable au milieu de ce misérable ramassis d’assassins. Et c’est ainsi que Georges Danton jouit d’une sorte d’indulgence relative et bénéficie même, à Paris, d’une haute statue, carrefour de l’Odéon, au débouché d’une rue qui porte son nom. Moins sanguinaire que ses complices en barbarie, Hébert, Robespierre, Fouquier-Tinville ? Si l’on veut. Mais enfin, c’est comme si, en Allemagne, on parlait d’hitlérien modéré. Tout ça ne veut rien dire. Merci au film d’Andrzjev Wajda de nous le rappeler de façon brillante et définitive.
L’organisateur du soulèvement du 10 août 1792, de la prise populacière des Tuileries où furent massacrés les gardes suisses, le ministre de la Justice qui laissa commettre sans réagir les Massacres de Septembre (1792) le député influent qui ferma les yeux sur les Noyades de Nantes (93-94) est une victime évidente du monstre que ses amis et lui ont déchaîné… et parmi ses amis François-Joseph Westermann ; comme dans le film le personnage est interprété par Jacques Villeret, on aurait presque tendance à transposer sur le révolutionnaire la sympathie qu’on porte à l’acteur. Oublierait-on que c’est à ce général qu’on doit la proclamation du premier acte génocidaire de l’Histoire, lorsqu’il commandait l’armée de l’Ouest : Il n’y a plus de Vendée, citoyens républicains. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay. Suivant les ordres que vous m’aviez donnés, j’ai écrasé les enfants sous les sabots des chevaux, massacré les femmes, qui, au moins pour celles-là n’enfanteront plus de Brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé. Édifiant, n’est-ce pas ?
Danton commence par des images d’une aube pluvieuse du printemps 1794. Famine dans Paris, rationnements, queues interminables devant des boutiques vides. Et soupçons de tous pour tous, méfiance, sentiment de peur. La Loi des suspects est en vigueur depuis septembre 1793 et permet à peu près tous les arbitraires. Les têtes tombent sans arrêt. D’ailleurs au moment où Danton (Gérard Depardieu) revient à Paris, on va guillotiner (ou on vient de guillotiner) Hébert, le chef de file des Enragés et ses amis du Père Duchesne (et Hébert, qui ne cessait de réclamer que les têtes tombent se montrera d’une grande lâcheté devant l’échafaud). Danton a bien vu que la Révolution courait à sa perte en Moloch qui réclame toujours plus de victime. (Lire Les dieux ont soif d’Anatole France si besoin est). Jouisseur, bon vivant, corrompu jusqu’à l’os, il se rend bien compte que le mouvement est lancé qui ne s’arrêtera pas. Et, de fait, son double opposé, Maximilien de Robespierre (Wojciech Pszoniak) n’en n’a plus pour longtemps : le 28 juillet 1794, avec Saint-Just (Boguslaw Linda), le paralytique Georges Couthon (Tadeusz Huk) et quelques autres il sera présenté au rasoir national. La France pourra un peu respirer.
S’appuyant sur la pièce robespierriste d’un auteur polonais, scénarisée par Jean-Claude Carrière, le film de Wajda retrace avec une grande fidélité historique, de très importants moyens techniques et une maîtrise accomplie, quelques semaines sanglantes. Teintes terreuses des extérieurs, grâce civilisée de belles demeures, reconstitution fidèle d’intérieurs plus modestes ; et mouvements de foule haletants, foules versatiles et emportées, hargneuses et complaisantes. Le réalisateur parvient à faire sentir cette dérive inéluctable qui a fait passer en quelques saisons les délires rousseauistes des débuts aux égorgements industriels de la Grande Terreur.
Il n’y a pas dans le film la moindre séquence où l’on respire, où l’on se dit que le cauchemar pourrait s’arrêter… Nous avons fait la Révolution pour la Vertu et l’Égalité dit Robespierre et Danton de lui répondre L’Égalité ? Tu coupes toutes les têtes qui dépassent…
Et après l’exécution de Danton et de ses amis, Robespierre, lui-même effrayé par l’ampleur des crimes qu’il a couverts admet que la République ne peut qu’ouvrir la voie à la dictature.
Gérard Depardieu, tour à tour goguenard, puissant, désenchanté, trouve en Danton un de ses meilleurs rôles. Le reste de la distribution est à l’avenant, de Wojciech Pszoniak en Robespierre glacé, effrayant et tous les acteurs polonais qui composent sa coterie et tous les acteurs français (notamment Roger Planchon qui incarne Fouquier-Tinville, l’Accusateur public, guillotiné lui aussi le 7 mai 1795). Musique puissante et souvent glaçante de Jean Prodromides. Il est significatif de constater que les deux films commandés sous le double septennat de François Mitterrand pour célébrer la Révolution française, celui -ci et celui de Robert Enrico et de Richard T. Heffron constituent la plus lourde des charges contre une des périodes les plus abominables de notre longue Histoire. ■
DVD autour de 12 €;o
Tout est dit. La république est née dans le sang on le sait et chaque fois qu’on se plaint d’elle il faut s’en souvenir. Ainsi lorsqu’on se plaint actuellement d’une fin de civilisation il faut mettre en parallèle la fin de celle qui a été selon Talleyrand une « douceur de vivre » (si on en juge par les vestiges de notre patrimoine. ) et qui a été bien pire pour beaucoup de nos ancêtres qui sont allés à la mort en voyant s’effondrer leur monde. Cela a été une guerre civile et rien n’est pire.
Je remercie vraiment Pierre Builly de sa critique brillante et complète du film de Danton, qui est extrêmement fouillée va au fond des choses, tant sur le drame historique, qui résonne toujours s en nous, que sur l’interprétation des acteurs et le style époustouflant de Wajda. Son le film a été volontairement incompris à l’époque .. .
Puis je aussi donner à JSF une critique que j’ai faite de ce film en 2003 dans « Place Royale » ;? : La Révolution sans anesthésie ) A l’époque j’avais entrepris quelques des recherches tant sur la genèse du film que sur les contre sens qui ont accompagné sa sortie en France, sans vouloir abuser de la place., tant cette œuvre me semble importante pour tous les jeunes spectateurs, qui voudraient comprendre un notre histoire.
PS A propos d’une scène époustouflante d’un film d’Orson Wells , que j’avais cité il y a trois semaines s, où l’on voyait le héros du film dans une cage à miroirs tirer désespérément sur ‘limage dédoublée à l’infini, qu’on lui renvoyait, , il s’agissait de la Dame de Shanghai et non de » la soif du mal ». Toutes mes excuses pour n’avoir pas vérifié ce point
P
Je complète donc le compte-rendu substantiel de Pierre Builly :
Place Royale numéro 2 mai 1983
« Danton » ou la Révolution sans anesthésie
Par Henri Peter
Wajda le grand conteur du cinéma polonais, celui qui a notamment tourné «Noces », « le bois de bouleau » et la fameuse trilogie « Sans anesthésie », « l’homme de marbre, « ‘l’homme de fer » en prise directe avec les événements de son pays a dû provisoirement s’exiler pour des raisons sur lesquelles il nous parait inutile d’insister. « Danton » pouvait paraître un sujet en or pour ce chantre de la libération de la Pologne, et il paraissait probable que Wajda allait mettre tout son lyrisme au service de la Révolution Française. Peut-être que le ministre socialiste de la culture Jack Lang aurait dû se méfier avant de financer une partie de la production, car le résultat est saisissant : des ministres assommés après une projection privée à la cinémathèque, anesthésiées, incapable d’émettre le moindre commentaires, le Président de la République quittant la salle de projection avant la fin du générique »Une tromperie historique « fulmine Philippe Boucher dans « le Monde ». « Wajda ment » chuchote Bernard Guetta, spécialiste de la Pologne dans le même journal. Seul Robert Badinter se trouve réconforté au spectacle de la guillotine révolutionnaire, d’avoir supprimé la peine de mort…au nom des grands principes bien sûr.
Mais de quoi se mêle ce diable de Polonais, en prétendant mettre en scène notre histoire dans une de ses séquences les plus fulgurantes. ? « Ce n’est plus notre histoire » réplique ici et là le chœur des pleureuses. Et si nous avions tout simplement peur de la regarder en face ? Voilà, peut-être, la question que nous devrions nous poser avant de pinailler au nom de sacro saintes certitudes, que nous ne voulons surtout pas remettre en cause …Ne nous méprenons pas : Wajda n’est pas Cayatte , et tous ceux , de quelque bord qu’il soient qui cherchent un aliment idéologique à leur fantasmes maniaques seront cruellement déçus. Wajda- peut-être le cinéaste le plus étourdissant et fascinant de note époque, en tous cas un des plus tumultueux- se propose de nous plonger dans le magma révolutionnaire sans que nous puissions lâcher prise. Wajda ne nous assène pas le catéchisme révolutionnaire, il met à nu les personnages derrière le discours révolutionnaire.
Il y a tout d’abord un travail historique fouillé, d’après la pièce polonaise sur Robespierre de Stanislawa Prybyxeska, mais aussi un travail remarquable de composition, de décor et d’éclairage, et toujours cette caméra dont le rythme suit les pulsions des personnages. Voilà ce qu’ont pas pu voir beaucoup de critiques trop pressés, qui veulent continuer à réciter leurs fiches historiques, alors qu’il s’agit d’une histoire de chair et de sang, qui ne nous cesse de nous déchirer
Début du film : Danton revient de sa province ( Arcis sur Aube) avec sa toute jeune épouse dans un Paris affamé et baignant déjà dans le climat glauque de la terreur. Faut-il comme le propose Danton et ses amis arrêter la terreur et jouir de ses dividendes, en bon père de famille, ou faut-il- s’interroge longuement Robespierre-mettre en état d’arrestation Danton, qui joue manifestement un jeu trouble et demande l’indulgence par souci tactique ;.
Ici le film de Wajda, qui s’appuie sur la pièce polonaise devient terrible : Danton, non seulement n’est pas net, mais son soi-disant sens de l’humain, son goût de la vie sur lesquels tant se sont extasiés, sont complètement démystifiés ; sa gentillesse montrée par la caméra du réalisateur, sent son politicien combinard, qui se sert de ses amis pour garder sa part d’héritage. Bref, Danton, bien campé par Gérard Depardieu, est un cabot, qui n’en peut plus de faire recette. Dans quelques scènes clés du film, inspiré du Casanova de Fellini ou du peintre Goya, on découvre le héros fatigué. L’ancien tribun est devenu une poupée mécanique, qui rugit encore, mais dont le ressort s’est brisé, un homme fatigué du sang qu’il a versé, de la terreur dont il fut un des premiers instigateurs ( Aux Carmes par exemple !) Velléitaire, il sombre dans une noce sans joie, laissant le champs libre…
En revanche Robespierre, remarquablement interprété par Wojciech Pzoniak prend paradoxalement figure humaine, tout au long du film, mais donnons la parole à Wajda :
Robespierre avait une intelligence très perçante et une lucidité implacable. Il estimait que la révolution provoquée par le peuple devait finalement profiter à toute la nation, contrairement à Danton, qui voulait arrêter le processus révolutionnaire. Néanmoins ce processus échappait à tout contrôle et le tragique du personnage est contenu entre la conscience et l’impossibilité. Robespierre sait que le processus est difficile à contenir et à contrôler. En même temps il sait aussi que si le processus n’est pas contrôlé quelqu’un d’autre en profitera de ce sacrifice fantastique. C’est Stanislawa Prybyxeska qui l’ a écrit et je dois dire que c’est sa plus grande découverte. »
Robespierre non sans une longue réflexion, éliminera Danton et ses amis pour préserver l’intangibilité de la Révolution. Mais, lui au moins, si on suit une scène admirable du film, est parfaitement sincère et « humain » ( si on peut dire ! ) dans son combat quasi cornélien entre son amitié amoureuse pour Camille Desmoulins, qu’il adjure de quitter Danton, et la ligne de conduite qu’il s’est donnée.
Robespierre, assumant les péripéties sanglantes de la Révolution, a donc le mérite de nous faire découvrir, sans échappatoire possible, deux choses : la première ; c’est que la Révolution ne peut se passer de la guillotine et de dévorer mécaniquement ses enfants qui veulent l’arrêter et ainsi profiter bourgeoisement de ses sacrifices. La deuxième ; c’est que tant que cette réalité ne sera pas vue en face, cette Révolution sera la matrice universelle de toutes les terreurs. « Robespierre n’est pas Staline ! « s’indigne Gauthier dans Télérama. Bien sûr. Mais d’une part, ce n’est pas ce que dit Wajda, d’autre part tous les totalitarismes se sont bel et bien fondés à partir du mythe de la Révolution Française. Wajda va encore plus loin. Non content de nous plonger dans des scènes dantesques, dont le climat ne peut s’expliquer que par une faille initiale, où tous ont perdu leur innocence, il termine son film sans pitié par une récitation catéchistique des droits de l’homme obtenue à coup de gifles, sur un petit garçon de dix ans, qui n’en peut plus. « Défiguration » clame Philippe Boucher, toujours dans le Monde » Et si les défigurés étaient ceux qui n’ont pas le courage de regarder leur histoire en face, au risque de perpétuer indéfiniment un mythe carnassier. ?
Finalement un film terrible, une véritable bombe. Il est amusant d’observer que déjà « la Marseillaise » de Jean Renoir commandité en 1936 par la CGT se révélait un plaidoyer pour Louis XVI, qui n’est jamais apparu à l’écran comme aussi sympathique et soucieux du bien du peuple. Nous avons bien besoin de films sur la Révolution Française ! Fulgurant par son génie, Wajda nous fait descendre dans les catacombes de notre histoire. Qui donc voudra aller plus loin, retrouver la rupture initiale et nous sortir du cercle infernal tracé il y a deux cent ans ?
Laissons le mot de la fin à Wajda interrogé par Françoise Belliot et Alain Jacques Guillot de « Ciné-Critiques « . Il leur raconte l’anecdote suivante : « Un jour, un homme trouve une très belle perle. Il va trouver plusieurs bijoutiers, leur demandant de la percer ..mais tous trouvent ce travail trop délicat. Enfin le dernier accepte et appelle un jeune garçon lui demandant d’effectuer le travail. L’homme est stupéfait. Le bijoutier, d’un geste lui fait signe de se taire et d’attendre. L’enfant perce la perle. « Vous comprenez, lui dit-il, lui au moins ne connaissait pas la valeur de cette perle ».
Il paraît, que c’est un peu comme cela, que Wajda situe son film par rapport à la Révolution Française.