Par Henri Peter.
Cet article est paru en 1983* dans La Place Royale, revue relevant de notre école de pensée et qui fut brillante dans les années 80 du siècle dernier. Une de celles dont notre héritage intellectuel suscite l’éclosion à chaque génération de jeunes hommes (et femmes !) qui à leur tour se passionnent pour ledit héritage, le font revivre et le renouvellent. Non pas via un ambigu aggiornamento. Plutôt, au sens de Newman, un développement. L’article d’Henri Peter fait écho, à l’intention des lecteurs de JSF, à celui de Pierre Builly fraichement lu hier ici-même. C’est pourquoi nous avons préféré publier cette critique sans tarder. Le sujet en vaut la peine… Merci à notre auteur que l’on a toujours plaisir (et intérêt) à lire !
Danton d’Andrzej Wajda (1983).
Wajda le grand conteur du cinéma polonais, celui qui a notamment tourné «Noces », « le bois de bouleau » et la fameuse trilogie « Sans anesthésie », « l’homme de marbre, « ‘l’homme de fer » en prise directe avec les événements de son pays a dû provisoirement s’exiler pour des raisons sur lesquelles il nous parait inutile d’insister. « Danton » pouvait paraître un sujet en or pour ce chantre de la libération de la Pologne, et il paraissait probable que Wajda allait mettre tout son lyrisme au service de la Révolution Française. Peut-être que le ministre socialiste de la culture Jack Lang aurait dû se méfier avant de financer une partie de la production, car le résultat est saisissant : des ministres assommés après une projection privée à la cinémathèque, anesthésiées, incapable d’émettre le moindre commentaires, le Président de la République quittant la salle de projection avant la fin du générique »Une tromperie historique « fulmine Philippe Boucher dans « le Monde ». « Wajda ment » chuchote Bernard Guetta, spécialiste de la Pologne dans le même journal. Seul Robert Badinter se trouve réconforté au spectacle de la guillotine révolutionnaire, d’avoir supprimé la peine de mort…au nom des grands principes bien sûr.
Mais de quoi se mêle ce diable de Polonais, en prétendant mettre en scène notre histoire dans une de ses séquences les plus fulgurantes. ? « Ce n’est plus notre histoire » réplique ici et là le chœur des pleureuses. Et si nous avions tout simplement peur de la regarder en face ? Voilà, peut-être, la question que nous devrions nous poser avant de pinailler au nom de sacro saintes certitudes, que nous ne voulons surtout pas remettre en cause …Ne nous méprenons pas : Wajda n’est pas Cayatte , et tous ceux , de quelque bord qu’il soient qui cherchent un aliment idéologique à leur fantasmes maniaques seront cruellement déçus. Wajda- peut-être le cinéaste le plus étourdissant et fascinant de note époque, en tous cas un des plus tumultueux- se propose de nous plonger dans le magma révolutionnaire sans que nous puissions lâcher prise. Wajda ne nous assène pas le catéchisme révolutionnaire, il met à nu les personnages derrière le discours révolutionnaire.
Il y a tout d’abord un travail historique fouillé, d’après la pièce polonaise sur Robespierre de Stanislawa Prybyxeska, mais aussi un travail remarquable de composition, de décor et d’éclairage, et toujours cette caméra dont le rythme suit les pulsions des personnages. Voilà ce qu’ont pas pu voir beaucoup de critiques trop pressés, qui veulent continuer à réciter leurs fiches historiques, alors qu’il s’agit d’une histoire de chair et de sang, qui ne nous cesse de nous déchirer
Début du film : Danton revient de sa province ( Arcis sur Aube) avec sa toute jeune épouse dans un Paris affamé et baignant déjà dans le climat glauque de la terreur. Faut-il comme le propose Danton et ses amis arrêter la terreur et jouir de ses dividendes, en bon père de famille, ou faut-il- s’interroge longuement Robespierre-mettre en état d’arrestation Danton, qui joue manifestement un jeu trouble et demande l’indulgence par souci tactique ;.
Ici le film de Wajda, qui s’appuie sur la pièce polonaise devient terrible : Danton, non seulement n’est pas net, mais son soi-disant sens de l’humain, son goût de la vie sur lesquels tant se sont extasiés, sont complètement démystifiés ; sa gentillesse montrée par la caméra du réalisateur, sent son politicien combinard, qui se sert de ses amis pour garder sa part d’héritage. Bref, Danton, bien campé par Gérard Depardieu, est un cabot, qui n’en peut plus de faire recette. Dans quelques scènes clés du film, inspiré du Casanova de Fellini ou du peintre Goya, on découvre le héros fatigué. L’ancien tribun est devenu une poupée mécanique, qui rugit encore, mais dont le ressort s’est brisé, un homme fatigué du sang qu’il a versé, de la terreur dont il fut un des premiers instigateurs ( Aux Carmes par exemple !) Velléitaire, il sombre dans une noce sans joie, laissant le champs libre…
En revanche Robespierre, remarquablement interprété par Wojciech Pzoniak prend paradoxalement figure humaine, tout au long du film, mais donnons la parole à Wajda : Robespierre avait une intelligence très perçante et une lucidité implacable. Il estimait que la révolution provoquée par le peuple devait finalement profiter à toute la nation, contrairement à Danton, qui voulait arrêter le processus révolutionnaire. Néanmoins ce processus échappait à tout contrôle et le tragique du personnage est contenu entre la conscience et l’impossibilité. Robespierre sait que le processus est difficile à contenir et à contrôler. En même temps il sait aussi que si le processus n’est pas contrôlé quelqu’un d’autre en profitera de ce sacrifice fantastique. C’est Stanislawa Prybyxeska qui l’ a écrit et je dois dire que c’est sa plus grande découverte. »
Robespierre non sans une longue réflexion, éliminera Danton et ses amis pour préserver l’intangibilité de la Révolution. Mais, lui au moins, si on suit une scène admirable du film, est parfaitement sincère et « humain » ( si on peut dire ! ) dans son combat quasi cornélien entre son amitié amoureuse pour Camille Desmoulins, qu’il adjure de quitter Danton, et la ligne de conduite qu’il s’est donnée.
Robespierre, assumant les péripéties sanglantes de la Révolution, a donc le mérite de nous faire découvrir, sans échappatoire possible, deux choses : la première ; c’est que la Révolution ne peut se passer de la guillotine et de dévorer mécaniquement ses enfants qui veulent l’arrêter et ainsi profiter bourgeoisement de ses sacrifices. La deuxième ; c’est que tant que cette réalité ne sera pas vue en face, cette Révolution sera la matrice universelle de toutes les terreurs. « Robespierre n’est pas Staline ! « s’indigne Gauthier dans Télérama. Bien sûr. Mais d’une part, ce n’est pas ce que dit Wajda, d’autre part tous les totalitarismes se sont bel et bien fondés à partir du mythe de la Révolution Française. Wajda va encore plus loin. Non content de nous plonger dans des scènes dantesques, dont le climat ne peut s’expliquer que par une faille initiale, où tous ont perdu leur innocence, il termine son film sans pitié par une récitation catéchistique des droits de l’homme obtenue à coup de gifles, sur un petit garçon de dix ans, qui n’en peut plus. « Défiguration » clame Philippe Boucher, toujours dans le Monde » Et si les défigurés étaient ceux qui n’ont pas le courage de regarder leur histoire en face, au risque de perpétuer indéfiniment un mythe carnassier. ?
Finalement un film terrible, une véritable bombe. Il est amusant d’observer que déjà « la Marseillaise » de Jean Renoir commandité en 1936 par la CGT se révélait un plaidoyer pour Louis XVI, qui n’est jamais apparu à l’écran comme aussi sympathique et soucieux du bien du peuple. Nous avons bien besoin de films sur la Révolution Française ! Fulgurant par son génie, Wajda nous fait descendre dans les catacombes de notre histoire. Qui donc voudra aller plus loin, retrouver la rupture initiale et nous sortir du cercle infernal tracé il y a deux cent ans ?
Laissons le mot de la fin à Wajda interrogé par Françoise Belliot et Alain Jacques Guillot de « Ciné-Critiques « . Il leur raconte l’anecdote suivante : « Un jour, un homme trouve une très belle perle. Il va trouver plusieurs bijoutiers, leur demandant de la percer ..mais tous trouvent ce travail trop délicat. Enfin le dernier accepte et appelle un jeune garçon lui demandant d’effectuer le travail. L’homme est stupéfait. Le bijoutier, d’un geste lui fait signe de se taire et d’attendre. L’enfant perce la perle. « Vous comprenez, lui dit-il, lui au moins ne connaissait pas la valeur de cette perle ».
Il paraît, que c’est un peu comme cela, que Wajda situe son film par rapport à la Révolution Française. ■
* Place Royale numéro 2 mai 1983
A lire ou relire de Pierre Builly
Patrimoine cinématographique • DANTON
Je vois donc, ami Henri, que nous sommes substantiellement d’accord autant sur la forme que sur le fond !
JSF publiera d’ailleurs quelque jour mon point de vue sur « La Marseillaise » de Renoir où nos avis se rejoignent également…
Eh oui, Pierre ,merci d’avoir si bien commenté « Danton » et pour ton futur commentaire sur « »La <marseillaise" de Jean Renoir.
PS : A 18 ans j'adorais les discussions de ciné-club après les séances, ( je faisais le mur du collège) j’étais alors assez absolu dans mes choix, mais je découvrais tout un monde grâce à mes aînés (Martial Bellanger à Metz, et le Père Mambrino. C'est là que j'ai reçu le feu sacré pour cet art. Je ne suis pas le seul!