Par Pierre Debray.*
Cette nouvelle étude reprise de Je Suis Français (1983) est une suite publiée ici au fil des jours de la semaine sauf le week-end. Une fois opérés les correctifs contextuels substantiels qui découlent du changement d’époque, et discerné ce qui est devenu – fût-ce provisoirement – obsolète, elle constitue une contribution utile à la réflexion historique, économique, sociale politique et stratégique de l’école d’Action Française.
V.- Delenda Schola ?
Inexorablement, nous nous acheminons vers ce que les sociologues nomment une société duale, une société à deux vitesses, en quelque sorte que préfigure l’Union Soviétique.
Dans le pays du « Socialisme réel », une partie de la population travaille beaucoup et bien. Elle comprend, la « nomenklatura », cette classe de propriétaires collectifs des biens de production, mais aussi tous ceux, officiers, chercheurs, ingénieurs ou ouvriers des arsenaux qui relèvent de la défense nationale. On exige beaucoup d’eux, mais en échange ils disposent, pour eux et leurs familles, d’excellents hôpitaux, d’écoles de bon niveau, de magasins bien garnis, de logements convenables et de « maisons de repos » confortables pour leurs vacances. L’autre partie, largement majoritaire, fait des heures de queue pour acheter un peu de viande, envoie ses enfants dans des établissements scolaires médiocres, et même misérables, dans les campagnes, se soigne dans des hôpitaux mal équipés, où les malades s’entassent dans les couloirs quand les salles communes sont pleines, vit dans des immeubles sans confort, avec la cuisine collective. En échange, elle bénéficie de la sécurité de l’emploi, du droit à la paresse, du laxisme des autorités qui tolèrent le travail noir, la concussion, les petits vols, tous les expédients qui permettent de s’en tirer.
Au contraire de ce qu’imaginent les Occidentaux, les gens s’accommodent très bien de cette situation. Le soviétique moyen sait que, s’il ne fait preuve d’aucune ambition, le KGB le laissera tranquille. A condition de ne pas exagérer, il pillera son entreprise, ou utilisera son autorité de fonctionnaire, si pour toucher des pots de vin sans grand risque. Son existence n’est pas facile, mais il pourra, de temps à autre, faire la fête avec des copains ou, se réfugier dans une ivresse morne. Du moins, évitera-t-il les risques qui pèsent sur ceux qui prétendent s’élever dans l’échelle sociale. Pour quoi envier l’ouvrier des arsenaux, que la moindre malfaçon envoie en prison quand on bâcle impunément sa tâche ? Il y a dans toute société des paresseux, des médiocres et des incapables. Il suffit pour en multiplier le nombre que le système pédagogique soit conçu de façon à sélectionner une élite nécessaire aux besoins vitaux de l’Etat — en URSS, pays impérialiste, l’armement — et se désintéresse des autres.
Prolifération du secteur semi-parasitaire
Le progrès technique tend à chasser les ouvriers des usines, les employés de bureaux, les vendeurs des magasins. Il supprime inexorablement des emplois, au contraire de ce qui s’est passé jusqu’à présent. Le danger ne vient pas du robot, dont la rentabilité n’apparaît que si on la conditionne pour des tâches complexes, mais de l’automation. En France, l’industrie du chocolat n’utilise plus de manœuvres, sinon quelques femmes, chargées de remplir les caisses adressées aux clients. Il en ira de même, demain, dans l’automobile, encore que le gouvernement freine le mouvement, par peur du chômage, au risque de détruire nos entreprises. Les dactylos, les caissières, les comptables disparaîtront. Et l’on peut se demander à quoi serviront les employés de banque quand les transferts de fonds se feront automatiquement, au moyen de cartes informatisées ! Certes, il restera nécessaire de fabriquer les machines, de les surveiller, de les réparer. De nouvelles professions surgissent, dans l’informatique, la communication. Personne ne croit sérieusement que les emplois ainsi créés seront assez nombreux pour compenser ceux appelés à disparaître, d’autant qu’ils exigeront un niveau scolaire élevé. Déjà, au Japon, dans les industries de pointe, 80% des travailleurs ont le niveau du baccalauréat.
Accepter que des millions d’êtres humains soient réduits, puisqu’à peu près inutilisables, à l’oisiveté et à la délinquance, assistés à grands frais, est intolérable. D’où l’idée de la croissance zéro. On encourage, dans tous les pays industrialisés, la baisse de la natalité, grâce à la libéralisation de l’avortement et à la généralisation de la contraception. Cette politique repose sur des prémisses fausses. Dans une société donnée, il y aura toujours la même proportion d’imbéciles, de fainéants, d’incapables, d’intelligents et d’ambitieux. En réduisant le nombre des naissances on diminue celui des éléments nécessaires au bon fonctionnement de l’économie. Le problème n’est pas résolu. Il est plutôt aggravé puisque l’on risque de manquer d’individus aptes à occuper un emploi. La croissance zéro conduit donc à l’eugénisme. Il faut interdire de se reproduire aux couples présumés incapables d’engendrer des rejetons dont le quotient intellectuel (Q.I.) serait suffisant. Malheureusement, il arrive que les enfants d’individus supérieurs soient des crétins et par chance l’inverse est parfois vrai.
Une meilleure solution consiste à prétendre qu’il existe deux modes de développement et à persuader l’opinion que ceux qui préfèrent travailler le moins possible, s’occuper à des tâches marginales telle que l’élevage des caprins dans les Cévennes ou se consacrer à leur « créativité » relèvent d’un mode de développement aussi nécessaire que celui adopté jusqu’alors par l’Occident. Cela ne relève pas de la plaisanterie. Je me contente de résumer le rapport de M. Roustang pour le 1Xme plan, publié sous le titre « changement des modes de vie », avec une préface d’un député socialiste, M. Claude Even. Selon cet éminent technocrate « le problème ne sera peut-être pas de produire plus de richesses mais de permettre à . chacun d’avoir des activités qui assurent son insertion sociale et son développement personnel », mais comme l’expérience prouve que si l’on ne produit pas plus de richesses, ce qui est le cas en ce moment, l’argent manque, on distinguera deux secteurs, le secteur macro-international, soumis aux exigences du marché mondial et l’autre, micro-local, où l’on fournira aux parasites une activité épanouissante encore que médiocrement rentable. Sa grande difficulté reste de persuader les bénéficiaires qu’ils travailleront peu mais seront moins payés.
Le secteur macro-international sera chargé de nourrir l’autre. En échange, il sera assuré de la paix sociale, les fainéants et les incapables étant valorisés à leurs propres yeux, ce qui les fera tenir tranquilles. Le Japon montre le chemin. Une élite travaille pour les trusts, qui possèdent leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs agences de voyage à prix réduit. Pas besoin de magasins spéciaux comme en URSS puisque la pénurie n’existe pas. Les gens qui préféreront le secteur micro-local se contenteront d’établissements scolaires ou hospitaliers de seconde zone, gérés par la collectivité. Par contre, le nombre d’heures de travail sera réduit. Les quinze chaînes de télévision se peupleront d’inutiles qui donneront libre cours à leur créativité, afin de meubler les heures creuses. Des tâches d’animation des quartiers, de protection de l’environnement, de conseil en tout et rien absorberont le surplus. Quand il s’agit d’inventer des emplois non rentables, l’imagination prend le pouvoir. L’essentiel c’est d’occuper le plus de gens possible à ne rien faire (ou à faire des choses pour lesquelles nul n’accepterait de payer). Ce qui éviterait le chômage tout en ne coûtant guère plus, les allocations se transformant en rémunérations. L’augmentation rapide de la productivité dans le secteur macro-international, grâce à l’élimination des inutiles, à l’automation et à la sélection des meilleurs professionnels permettrait à la collectivité de supporter le poids économique du secteur micro-local. On payerait une partie de la population pour qu’elle n’empêche pas l’autre de travailler. Tel est, sous un habillage pompeux, l’objectif dont le IXme plan amorce la réalisation.
Il existe un précédent historique. La plèbe romaine fut entretenue aux frais des provinces. Ce qui assura la paix civile. D’Auguste à Sévère Alexandre, l’Empire connut des putschs militaires qu’une bataille arbitrait, à l’occasion, mais les populations n’en étaient guère affectées. Rien de commun avec les atroces proscriptions qui, de Sulla à César, décimèrent l’aristocratie et les classes moyennes. Est-il raisonnable de fournir du pain et des jeux aux plèbes modernes ? Le rapport Even a le mérite de poser la question. La société, selon lui, se désagrégera « si nous ne savons pas trouver des substituts ou des compléments au travail salarié et aux échanges marchands dans leur rôle d’intégration sociale des individus ». M. Roustang se demande même si l’une des causes de la crise ne doit pas être cherchée dans la modification des modes de vie. L’ébranlement de mai 68 n’aurait pas fini de produire ses effets. Les profondes lézardes qu’il avait provoquées dans l’édifice social se seraient élargies avec le temps au point qu’il menacerait de s’écrouler. (À suivre, demain mercredi) ■
* Je Suis Français, 1983
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