PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro d’aujourd’hui. Depuis le début de la pandémie, d’un pays à l’autre, les restrictions ne sont pas identiques, mais globalement, le message est partout le même : l’amitié est à classer parmi les rapports sociaux non-essentiels. Ce n’est pas l’avis de Mathieu Bock-Côté. Ni le nôtre. Les nations, d’ailleurs, elles aussi, sont des amitiés.
« Pourquoi ne pas envisager de s’embrasser masqués ? »
Si j’avais, au terme de cette pandémie, le pouvoir de jeter une malédiction éternelle, c’est sur l’inventeur de l’apéro Zoom que je le jetterais.
Je me souviens de la première fois que je me suis prêté à ce rituel covidien: c’était une manière étrange de garder un semblant de contact avec les siens dans cette expérience quelque peu irréelle qu’était le premier confinement. Nous voulions croire alors qu’il s’agissait d’une béquille, et nous tenions pour acquis qu’il n’était pas appelé à durer. Alors oui, nous apérozoomions de temps en temps, tout en étant conscients de l’absurdité de la situation.
Mais au rythme où nos dirigeants en sont venus à s’habituer, qu’il dise ou non son nom, au confinement généralisé, comme si l’encasernement d’une société pouvait passer de mesure d’exception à mode de vie, des communicants sermonneurs nous expliquant à temps plein que la présente épreuve n’est rien comparée aux vraies grandes épreuves traversées par les générations passées, l’apéro zoom s’est de plus imposé dans le discours covidien officiel comme une manière tout à fait satisfaisante d’entretenir ses amitiés. Il fallait s’y habituer, et même y prendre goût, sans jamais maugréer. La vie zoomienne n’était plus présentée comme un ersatz de relation sociale, mais comme une manière tout à fait convenable de garder un lien avec les siens.
Comme dirait un « woke » de 20 ans, maintenant, quand on m’offre un apéro zoom, je me sens micro-agressé. Comment continuer à faire semblant
de trouver un peu de vie dans cette existence « écranisée » ? Il faut dire aussi qu’au Canada, on en a trouvé pour proposer aux hommes et aux femmes de faire l’amour sans se toucher, ce qui relevait quand même d’une certaine audace théorique. C’était le temps du sexe covidien. Et le commun des mortels avait beau rire méchamment devant ces idées stupides, on trouvait systématiquement un technocrate sanitaire pour nous expliquer que c’était toujours mieux que rien. Pourquoi ne pas envisager de s’embrasser masqués ?
Oui, une des grandes victimes du Covid fut l’amitié, que plusieurs osèrent néanmoins pratiquer clandestinement, à la manière d’un geste dissident contre les excès de l’ordre sanitaire. D’un pays à l’autre, les restrictions n’étaient pas identiques, mais globalement, le message était partout le même: l’amitié était à classer parmi les rapports sociaux non-essentiels. On pouvait s’en passer sans rien sacrifier de vital. C’est une étrange anthropologie qui se révélait ainsi. La meilleure manière d’être fidèle aux siens consistait à s’en tenir loin. Il ne s’agit pas de maudire les dirigeants, mais de constater qu’ils ne savaient manifestement pas ce qu’ils piétinaient.
Saul Bellow a mis en scène, dans ce qui est un des plus beaux romans d’amitiés, Ravelstein, sa relation avec Allan Bloom. Il s’agissait, en quelque sorte, d’une ode à la conversation joyeuse qui passe mentalement du séminaire au banquet, à la taverne, et qui est à la fois philosophique et graveleuse, profonde et moqueuse. Ceux qui chérissent l’amitié le savent, la conversation éclôt particulièrement lors des soirées pantagruéliques. L’amitié tourne autour de la possibilité du verre de plus. Celui des pensées qui, enfin, peuvent être confessées. Dans la correspondance de Bellow, on trouve ce passage d’une lettre qu’il écrivit à Bloom: «What is there to say? Without you, it’s only approximately perfect.»
On fait passer pour des esprits légers ceux qui rêvent à la réouverture des restaurants et des cafés, comme s’ils rêvaient bêtement de se baigner dans un grand bocal de variant anglais. Ils rêveraient bêtement de s’égayer alors que l’humanité traverse une terrible épreuve. Ce n’est pourtant pas de cela dont il est question, mais de retrouver les lieux qui permettent justement à l’amitié d’éclore, de se cultiver, de surgir lorsqu’elle peut naître. Ce n’est pas sans raison que Chesterton a chanté l’esprit des pubs et que Kessel aussi l’a fait à sa manière, plus sombre, mais tout aussi virile. Les hommes et les femmes ont besoin de lieux voués à la socialisation qui ne relèvent pas de la souveraineté familiale, non plus que du domaine du travail. C’est ce qui permet ensuite de recevoir ses proches chez soi.
J’en témoigne à la manière d’un étranger, mais il y a aussi un art de l’amitié à la française absolument singulier. Il se caractérise par un sens de l’hospitalité et de la fidélité exceptionnel, qui fait contraste avec les relations superficielles qu’ont l’habitude de nouer les Nord-Américains. Je ne le dis pas pour flatter, mais simplement pour rappeler à mes amis d’un pays qui ne s’aime pas assez qu’il a su engendrer, au fil des siècles, une manière d’habiter ce monde à nulle autre pareille. Ce n’est pas sans raison que la France fait l’envie du monde, et c’est une grâce d’y avoir des amis.
Je le confesse: je guette le moment des retrouvailles fraternelles avec ceux qui me font l’honneur de me considérer comme un des leurs. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
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