Par Pierre Arette
Ce billet paru hier dans Boulevard Voltaire n’est pas que sympathique, bien pensé et bien écrit. Il n’est d’ailleurs pas sûr que l’on puisse en comprendre spontanément la profondeur au nord de la Loire, particulièrement dans le monde parisien, presque naturellement jacobin. Les lecteurs de Mistral, de Maurras, de Thibon, les natifs de notre Midi, nourris de ses traditions, saisiront au contraire immédiatement quelle distinction politique majeure il opère en profondeur. En bref, ce qui s’oppose ici c’est la différence entre société organique et société atomisée, gérée, seulement administrée, nivelée. En réalité déconstruite et, de ce fait, ouverte aux quatre vents des communautés vivantes venues d’ailleurs. Nous n’ ajouterons rien sinon qu’on prendra plaisir et intérêt à lire ce billet.
« Le territoire, c’est la terre sans nom, la terre devenue innommable »
Ils n’ont que ce mot à la bouche, ces jeunes de LREM : territoires ! Amélie de Montchalin, 35 ans, sur le pont dès le matin du 7 mars, sur CNews, faisait les gros yeux aux journalistes pour mieux exorciser les émeutes de Rillieux-la-Pape, en évoquant des élus qui « savent que pour réussir dans leurs territoires, […] l’État et les collectivités doivent travailler ensemble ».
Candidate elle-même en Essonne pour les prochaines élections régionales, « un territoire qui est une mini-France » ; « ce territoire d’abord, c’est un territoire qui est très important pour notre pays » ; elle entend « mettre fin dans ces territoires comme dans tous les autres » à la politique politicienne.
« Vaste programme », aurait pu lui rétorquer de Gaulle ! En tout cas, elle nous a bien asséné cinq fois du « territoire » en moins de deux minutes !
Et tous y vont du substantif géographique flou. Car le déguisé-provincial gascon Castex avait « donné le la » de la concordance sémantique lors de son discours de politique générale de juillet dernier : « La France […], c’est aussi celle des territoires, avec leurs identités et leurs diversités. C’est à cette France des territoires, à cette France de la proximité que nous devons impérativement faire confiance, car c’est elle qui détient en large part les leviers du sursaut collectif. Les territoires, c’est la vie des gens. Libérer les territoires, c’est libérer les énergies. C’est faire le pari de l’intelligence collective. Nous devons réarmer nos territoires ; nous devons investir dans nos territoires, nous devons nous appuyer sur nos territoires. » « Beau ce », aurait pu s’esclaffer Rabelais !
Darmanin connaît aussi son atlas et le mot magique. À Limoges, le 11 janvier, comme dans tous ses déplacements d’après la bataille, ne promettait-il pas le renforcement des forces de l’ordre « afin d’aider tous les territoires français » à lutter contre la délinquance ? Mais le meilleur élève du troupeau démarcheur est le porte-parole du gouvernement, notre Gabriel Attal préféré, 31 ans, qui, sous ses airs d’un saint Sébastien de Mantegna marchant au supplice, vient, jour après jour, justifier courageusement tous les fiascos gouvernementaux dans une impeccable langue de bois où le mot totem précité figure toujours en bonne place : « Nous maintenons une approche ciblée, territoire par territoire », disait-il encore, récemment, de la gestion du Covid-19. Dans le mille ?
Pourquoi cette infestation, aujourd’hui, dans le discours politique ? Les géographes, comme Roger Brunet, définissent le « territoire » comme un « espace approprié, avec sentiment ou conscience d’appropriation ». Son aménagement est – depuis les années 1950 et la popularisation de l’idée par Jean-François Gravier en 1947 – un objectif des politiques publiques. La loi de 1995 entendait ainsi encourager la reconnaissance de territoires présentant « une cohésion culturelle, économique ou sociale » pour en faire le cadre d’élaboration d’un « projet commun de développement ». Un bel exemple de la technocratisation tentaculaire qui tue, en propos et en actes.
Dans un article du Point, en 2019, François-Guillaume Lorrain sentait le piège d’un « terme mis à toutes les sauces » politico-médiatiques par l’établissement bien-pensant ; un vocable « neutralisé, arasé, planifié ». Alors, déjà oubliée la province ; exit la région, le département, la ville ou le village. Principe de la mondialisation sans racines appliqué à la France même, la territorialisation, avec son néo-parler d’obligation, ne viserait-elle pas, finalement, à en finir avec les résidus singuliers de nos vieilles provinces par un projet orchestré de dilution identitaire ? Avec la perte de notre âme, donc. « Le territoire, c’est la terre sans nom, la terre devenue innommable », conclut le journaliste. Bref, l’identité niée.
Saurons-nous dire à ces marcheurs et démarcheurs du mondialisme que notre patrie charnelle, vécue ou désirée, n’est pas leur Hexagone en feu ? ■
Pierre Arette
Très belle analyse de la déconstruction programmée de notre pays.Sans réveil national, l’avenir semble bien sombre
Cette analyse,, c’est mon humble constat de professeur d’histoire et géographie en Lycée !
Enseigner de pseudo territoires administratifs qui n’ont aucune réalité charnelle chez mes élèves, cela relève de l’absurdité pédagogique !
Enfin bref, continuons…..
Bien sûr que chaque jour nous éloigne de ce fédéralisme que Maurras appelat de ces voeux, une fédération de provinces dotées chacune d’une histoire propre, d’une forte identité, de tradistions, de coutumes, de produits, de recettes parfois d’une langue particulière, des provinces peuplées d’hommes ayant une histoire en partage, représentées par des familles enracinées sans lesquelles la décentralisation n’a guère de sens. Songeons aux USA, décentralisés et déracinés. Aujourd’hui, les « territoires » (« régions » du temps de Pompidou et VGE) sont peuplés de gens qui viennent de partout, leur population d’origine se trouve minoritaire, entre les étrangers et les Français venus d’ailleurs, l’histoire familiale même des nouveaux arrivants s’arrête souvent à la mère, alors l’histoire du pays, de la cité, de la province mieux vaut n’en point parler. Triste et sinstre.
A force de marteler ce mot « territoire », cela finira par passer comme élément de langage courant avec acceptation tacite du concept ; n’est ce pas le but recherché ?
Dans un autre domaine , « celles et ceux » devint quasiment obligatoire à la télévision .
Richard : oui, comme l’emploi de République à la place de France ou d’Etat.
Escaich, la France, Dieu merci, n’est pas une fédération d’États, mais un État unitaire et il n’y a aucune comparaison possible avec ces pays récents (États-Unis, mais aussi Allemagne ou Brésil) qui se sont constitués de bric et de broc. Nos Rois ont d’ailleurs essayé de résorber ces différences folkloriques qui subsistaient entre les provinces (mesures, monnaies, langages, etc.).
Si la Monarchie avait subsisté, il y a lieu de penser que tous ces particularismes un peu niais auraient été éradiqués : finalement, les préfets napoléoniens sont les descendants des Intendants d’Ancien Régime.
Cela dit, si quelqu’un veut parler un idiome, un dialecte (provençal, breton, picard) ou jouet du galoubet ou du biniou, il y a de nombreuses sociétés sympathiques pour ça…
Pierre Builly, le royaliste jacobin…mais sans doute pas maurrassien!
Le Provençal n’est pas un dialecte mais une langue. Que dirait Mistral ? Les préfets se comportent souvent comme les » chiens de garde d pouvoir »; j’ignore si les intendants, à qui nous devons nos belles routes, se comportaient exactement de la même manière. Filiation ou ?
« La lengo nostro « lengo d’oc » es la lengo d’aquelis que tiron la carreto del prougrés despréi que la terro es roundo . Adam e Ebo fousquéren les prumiès tiraires .
L’ouccitan n’est que le bargouaïnadis dels que la coundesissen.
Es pr’aco que bous cal counfoudre ouccitan e lengo d’oc .
Douncos , nostre bièlh « patoues » es le dialète régiounal e pla soubent loucal , que se parlo dins las bordos , dins las fièiros e les mercats , per tout le miètjoun de la Franco ..
Extrait de La Carreto du Progrés
Procès au Monde moderne
par le poète paysan Roger Bardou
Dépôt légal : 4 e trimèstre 1970
Ce débat pourrait susciter (mais non forcément mériter) des pages entières et je crains qu’il ne s’enlise.
Néanmoins, je risque quelques mots. Je précise déjà, pour qui me croirait cosmopolite que je suis né à Digne, dans la maison de famille, de vieille extraction provençale et que ma tombe , à qui je suis très attaché, est à proximité, à Château-Arnoux. Un de mes ancêtres fut, au 19ème siècle, maire de Digne et bénéficie d’une rue. Comme il portait le même prénom que moi, vous imaginez comme je peux me rengorger lorsque je pose en photo devant la plaque d’une rue à mon nom.
Trêve de plaisanterie ; je ne vois pas comment on peut désigner une « langue » par rapport à un dialecte ou un idiome ; le breton, le basque, l’alsacien sont donc des langues, à votre sens, et non des survivances. pour moi, dans « langue » il y a « lien » (j’ignore s’il y a un rapport étymologique) et non repli nostalgique sur une micro-communauté. Je suis fier de la France parce que dans mon patrimoine j’ai à la fois La Fontaine (Champenois), Balzac (Tourangeau), Chateaubriand (Breton), Maupassant (Normand), Larbaud (Bourbonnais), Pagnol (Provençal), Proust, Aragon, France (Parisiens) et que leur langue est la merveilleuse langue française. Et si je ne cite pas Giono, un de mes plus grands, c’est parce qu’il était de père piémontais et de mère picarde.
Je veux dire aussi par là que le monde, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, a changé depuis Maurras et qu’on ne vit plus dans sa province ; est-ce un bien, est-ce un mal ? Je n’en sais rien à vrai dire ; ma grand-mère, des montagnes alpines (Barcelonette), me contait les horreurs créées par les mariages consanguins (« crétins des Alpes », goitreux, etc.). Phrase célèbre d’André Gide : « Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine ? ». Ma femme est née à Annemasse d’un père artésien et d’une mère gapençaise, mes enfants sont nés l’une à Paris, l’autre à Ajaccio…
Qu’est-ce que c’est que ces particularités provinciales que vous voudriez tous nostalgiquement conserver ? Les coiffes bretonnes, les jupes d’Arlésiennes, la blouse limousine ? Ou les « spécialités » ? Et on peut manger partout de bonnes choucroutes et d’excellentes bouillabaisses … Alors quoi ? il y avait sous l’Ancien Régime une invraisemblable variété des façons de compter, de mesurer les distances ou les contenances … Qui voudrait conserver ça ? Un des seuls bénéfices de la Révolution, c’est l’adoption du système métrique, non ?
Nos Rois ont commencé à unifier le territoire, à en aplanir les différences inutiles ; oui les Intendants ont commencé l’oeuvre des préfets (les vrais : ceux d’avant l’absurde et néfaste décentralisation de 1982 qui a reconstitué les féodalités), des préfets qui, Dieu merci, Henri, sont « les chiens de garde du Pouvoir » ; heureusement ! ils sont là pour obéir, ce sont des fonctionnaires d’État.
Et puis chez nous, c’est l’Etat-Nation. On n’y peut rien, c’est comme ça ! Il n’y a pas de peuple français, alors qu’il y a des peuples allemand, italien, polonais….Chez nous, c’est l’Etat qui fédère et fait marcher ensemble tout un ensemble de peuplades à qui il apprend que « nos ancêtres les Gaulois »…et moi qui suis si évidemment romain (et qui in petto célèbre Alésia et pleure sur Gergovie), je prends et m’incorpore tout mythe fondateur, de ceux qu’inculquaient jadis les hussards noirs…
Alors, dans une optique, dans une lignée Philippe Auguste, Philippe le Bel, Louis XI, Louis XIII (et Richelieu), bien sûr le Grand Roi, et même Louis XV, qui voulut tordre le cou à ces canailles ploutocratiques des Parlements, et même Bonaparte, et ainsi de suite, dans cet effort centralisateur, unificateur de notre pays, je vois rouge quand j’entends contester le bonheur pur, l’extrême honneur, la chance imméritée d’être français et de se limiter à son petit Liré.
Trop long, n’est-ce pas ?
Quand reverrai-je, hélas de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrais je le clos de ma pauvre maison
Qui m’est une province, et beaucoup d’avantage ?
Joachim du Bellay Les Regrets
Eh oui , ma modeste chaumière et ma province élève aussi mon âme. Demandez à Henri Pourrat, Giono, Henri Bosco . et même Balzac et même à Proust avec sa madeleine. . On accède à l’universel par l’humilité, par l’attention, car ces auteurs sont humbles dans leur art. . C’est vrai aussi des hauts lieus spirituels, enracinés dans la glèbe et la Province: incarnées, par exemple, Saint Benoît , les hospices de Beaune, Rocamadour, le Mont St Michel, les calvaires bretons etc. L’inverse est moins vrai, on passe rarement d’une culture universelle déracinée et sans âme aux trésors déposés humblement, oratoire , chapelle ou monastère. ( le Thoronet). Oui , je crois à la France comme Assomption des Provinces, non comme marâtre ,qui les a éradiquées et continue de le faire alors qu’elles tentent de faire survivre leur âme meurtrie par l’Etat jacobin.. Reste la langue française, elle aussi chante pour toutes les provinces, mais avec leur accent.
Nous ne sommes pas substantiellement en désaccord et comme tout le monde j’aime mes petites patries, celles de mon enfance (la Haute-Provence et la Haute-Savoie), celle de mon adolescence (le Dauphiné), celles où je me suis senti « bien » (le Rouergue ou la Bourgogne). Mais cette tendresse ne vient pas inférer avec mon amour de la France.
Qu’on se coiffe en bigouden, qu’on aille se recueillir aux « ostensions » limousines, qu’on parle provençal (mais franchement, qui ne s’endormirait à la lecture de Frédéric Mistral ?), qu’on aille de ducasse en ducasse (en Artois) ou ce rederie en rederie (en Picardie), qu’on ne veuille rater pour rien au monde les grandes vagues du caranaval de Dunkerque ne me gêne pas le moins du monde, me paraît même sympathique.
Mais franchement, à l’heure où notre pays est attaqué de toute part, où son histoire immense est vilipendée, vous pensez vraiment que le folklore a la moindre importance ?
La disparition des cultures régionales ( en moins d’un siècle ) , au mieux leur seule subsistance par le folklore , n’est elle le laboratoire de la disparition des cultures nationales ?
Oui, Pierre, petites patrie ou plus grande, c’est toujours la piété, qui nous relie à elle , celle d’Enée, de Dante, il ne s’agit pas non plus d’idôlatrer le folklore pour le folklore, mais de donner poids à notre existence , à ce que nous voulons transmettre et dans quel cadre. Le débat est ouvert.
Ah non, Richard, je ne crois pas : si la Monarchie avit subsisté, je n’imagine pas qu’elle ait voulu et dû conserver des pratiques sans doutes sympathiques et respectables mais qui ne correspondaient pas à l’effort unificateur de nos Rois.
La langue française, depuis l’ordonnance de Villers-Côtterêts de 1539 s’imposait à toutes les autres qui ne pouvaient dès lors que dépérir ou demeurer comme témoignages d’une époque révolue. Ne parlons pas des poids et mesures, moins encore des costumes régionaux.
J’y reviens toujours : la France, depuis bien avant la Révolution, s’est toujours voulue État unitaire et c’est cet État qui a fait la France, par l’intermédiaire de nos Rois (et de quelques autres : Nice et Savoie en 1860).
D’autres pays se sont constitués autrement : la Suisse est une union de cantons libres et c’est pourquoi on y parle 3 (et même 4) langues, l’Italie est faite de bric et de broc, comme l’Allemagne.
Dès qu’on laisse des pseudo-libertés à des pseudopodes, ils veulent l’indépendance : Catalogne, Pays basque, etc.
Plus on donnera d’autonomie à des collectivités locales, plus elles en voudront ; plus elles seront égoïstes envers des territoires moins bien dotés : vous croyez que les riches Hauts-de-Seine voudraient continuer à payer pour les pauvres Creuse, Indre ou Haute-Marne ? Ce n’est pas sérieux.
@ Pierre Builly
J’aurai du préciser qu’il ne s’agissait pas , de l’organisation administrative du pays mais du soucis de garder un sentiment d’identité provinciale .
Pour les langues régionales , leur maintien , non en opposition au Français , mais à usage local , pourrait très bien se faire dans le cadre d’une sorte de bilinguisme ; à la place du globich .
correctif : aurais dû et non aurai du .
Nul n’empêche qui que ce soit d’apprendre les « langues » régionales, Richard ! Il y a des tas d’associations pour ça ; et même (en Bretagne, par exemple, les écoles « Diwan » où l’enseignement est majoritairement donné en breton).
Mais le bât blesse lorsque certains veulent imposer l’apprentissage de leur idiome… Une des revendications les plus pressantes des séparatistes est de rendre obligatoire le corse « de la maternelle à l’Université ». On perçoit l’aberration de la démarche.
D’autant qu’en allant encore plus loin, il faudrait aussi imposer l’histoire de sa province ; et moi, Provençal, qui ne suis français que depuis 1481, je devrais me passer de Philippe Auguste, Philippe le Bel et Jeanne d’Arc…
À un moment où les mouvements de population dans notre pays sont vastes et puissants, ce sont des enfantillages..
J’arrive comme un invité de la dernière heure à ce débat qui m’a pourtant particulièrement intéressé. D’instinct, je serais plutôt du côté d’Henri, Richard et plusieurs autres. Mais comment ne pas voir ce qu’il y a de vrai et de lucide dans le propos de Pierre Builly sur le dépérissement des provinces françaises ? Au point qu’il est peut-être devenu presque naturel (sinon légitime) de les appeler « territoires ». Mais la France, donc ? La France elle-même telle qu’elle est et non telle qu’elle fut – ou qu’on voudrait qu’elle fût ? Je constate en réalité une lourde perte de substance s’il s’agit des provinces, et, selon le même principe de réduction des identités multiples à l’Un, s’il s’agit de la communauté nationale. Pierre Builly définit le processus d’uniformisation provinciale comme une évolution organisatrice positive. Le défaut de son argumentation, si tant est qu’il y en ait un, me paraît être de ne pas envisager qu’à force de nier le substrat historique de la nation, à force de le traiter avec quelque ironie et condescendance comme un folklore sans substance noble, de perte d’identité en perte d’identité – d’ailleurs bien réelles, il est vrai – ce sera finalement la France qui se retrouvera frappée d’un déclassement analogue. Faut-il penser que là au moins, nous avons du temps et de la marge ? Je crains que non. Le rempart national est déjà plus qu’ébranlé. Son effondrement me semble largement entamé. Ce n’est plus à Paris que les élites mondialisées mangent leur meilleure bouillabaisse – puisque Pierre Builly cite ce plat né à Marseille et alentours, indûment réduit à l’acte de l’ingurgiter – mais à Tokyo ou à New-York ; ce n’est plus en français que travaillent nos grandes et moyennes entreprises mais en anglais basique. Etc. Faut-il croire que le phénomène ne concerne que des élites peu nombreuses ? Détrompons-nous. Le rêve américain ou asiatique hante nos jeunes et moins jeunes générations. L’on ne passe plus très souvent toute sa vie dans sa province de naissance. Cela est vrai. Mais cela devient de plus en plus vrai aussi des Français contemporains envers la France. L’échelon régional a éclaté. Le national n’est-il pas sujet au même sort ? Régis Debray n’a sans-doute pas tort de nous nommer, je crois, Galloricains. Demain, Sinoricains ? Ce que je redoute, pour ma part, c’est que l’on finisse – le monde et nous-mêmes – par considérer la France, à son tour, comme le lieu de ce doux folklore sympathique et un peu niais qui agace Pierre Builly. À juste titre, d’ailleurs, s’il n’était rien d’autre. Quant à nos grands textes, nos magnifiques écrivains et autres artistes géniaux, la « modernité » n’en a, semble-t-il, que faire si ce n’est les défigurer ou les congédier. Pas poliment. À grand fracas. Faut-il espérer dans l’action et l’appareil de l’État dans sa réalité actuelle ? J’incline plutôt à rappeler le mot de De Gaulle à propos du dernier Chef de l’État de la IIIe République à la veille de s’effondrer : « encore fallait-il qu’il fût un chef et qu’il y eût un État ». Nous n’avons guère ni l’un ni l’autre. Bref, pour ne pas être trop long je dirai que ni nos anciennes provinces, ni la France actuelle ne sont indemnes. Avec un temps de retard plus ou moins long, la France perd elle aussi de sa substance. Elle aussi est menacée de « folklorisation ». Parfois, si nous y regardons bien et sommes lucides, elle nous semble l’ombre d’elle-même. Thibon disait parfois « l’ombre d’une ombre ». Il n’est peut-être plus temps ni possible de « conserver ». Mais plutôt de se « réapproprier » l’esprit de notre héritage venu comme disait encore De Gaulle, « du fond des âges ». Je veux dire tout l’héritage : celui des vieilles provinces et celui du fonds commun national, identités dont la solidarité a été en France, plus dominante, que défaillante.