Par Marc VERGIER.
Lutter contre la « cancel culture » c’est d’abord lutter pour notre langue. Cessons donc ainsi de reprendre sans retenue, paresseusement, servilement, les termes mis à la mode (par qui ?),leur attribuant une valeur magique, alors que leur sens n’est pas défini et leur formation souvent hâtive ou bâtarde est rarement le fait de bons lettrés.
Renoncer ainsi à traduire, c’est pour le coup, trahir; ne pas chercher à éclairer, c’est abrutir; ne pas « rendre en français », c’est se rendre. Suivant l’analyse d’Alain Rey (vidéo proposée ici jeudi 18 mars*), c’est faire de la réclame, frapper, intimider, enjoindre, s’imposer, fabriquer des slogans qu’on est condamné à répéter sans les comprendre, car ils n’ont de pas d’autre sens que leur propre bruit. C’est faire de la culture comme les Raffarins font de la politique, en épicier.
Comment juger autrement, par exemple, le remplacement du mot infirmité par handicap, lui-même sorti des champs de courses ? La « situation de handicap », expression combinant l’anglomanie et la pleutrerie électorale, signifie, littéralement, ne l’oublions pas, « pris la main dans la casquette ». C’est assez gai, certes, mais est-ce plus noble et respectueux qu’infirme?
Dimanche 14 mars, sur France Culture, à 18H10 : « Soft power », le « magazine des industries culturelles ». Comme si l’idée sous-jacente était inexprimable en français, Comme si France Culture nous signifiait que le français ne pouvait pas accéder à ces hauteurs conceptuelles, comme si ce très plat « soft power » se posait en candidat de remplacement de la culture populaire elle-même. Faut-il s’incliner devant ces goujateries ?
Dès le « chapeau », une litanie de termes anglais, populaires ou familiers (pour ne pas dire vulgaires, dans le style des jeux vidéo)) dont je n’ai retenu que l’inusable « box-office». Qui, parmi nous, sait encore que le « box-office » c’est, bêtement, mais de façon gentiment imagée, l’étroite cabine servant de « caisse » aux anciennes salles de cinéma.
Chacun de ces renoncements à traduire est un coup de canif dans notre contrat national, une minuscule injection indolore d’obscurantisme, d’aliénation, parfois de ridicule. Ces « cultureux », impuissants à créer, travaillent dans l’import. Produits chinois, mots américains; usurpation de qualités et d’identité.
Peu après « soft power » (puissance molle, main de fer dans un gant-éponge?), France Culture proposait « Superfail » ! Une bonne expression étrangère est toujours la bienvenue mais « Fiasco », en l’espèce, serait compris par tout le monde et beaucoup plus musical. Encore faudrait-il garder à l’esprit que cette « flasque », pour les italiens, c’est le « bide » à l’Opéra, le « four » au théâtre…Vive l’argot, le verlan et tous les javanais; Vivent Rabelais, Villon, Audiard, Frédéric Dard…, vivent les trouvailles des francophones non-français, vive l’anglais aussi mais en dernier ressort, par pitié, on a déjà fait le plein !
Bougonneries d’outre-tombe, certes, je l’avoue! Mais comment se taire quand des citadelles pseudo-savantes, voire des chaires universitaires sont bâties sur des mots ainsi mal greffés, véritables anticorps pour la langue, déclencheurs d’une auto-immunité morbide. Si savoir et bien dire consistent à distinguer, nuancer, préciser… beaucoup leur ont tourné le dos depuis longtemps. Francofolie, francophobie (laissons-leur le misérable « bashing »). Déjà une « cancel culture » à la française, en attendant celle qui nous menace.
Comment, après de telles réflexions, traduire « cancel culture »?
Dans l’anglais du moment « culture » ne renvoie pas à la Culture mais plutôt à l’esprit de l’époque, l’idéologie ambiante, la « Weltanschauung », la socio-culture ou mieux, la socio-mentalité, comme dans la fameuse « culture de mort » de Karol Woitila.
« Cancel » ne l’oublions pas est un vieux mot français, frère du « chancel » des églises, cette barrière, souvent une grille basse sculptée (en treillis) dans la pierre, délimitant le chœur et servant de table de communion. C’est, selon les experts, ce motif du treillis qui aurait inspiré « chanceler »: s’emmêler les pinceaux et tomber.
Chancellement de la culture serait un contre-sens, quoique d’une vérité piquante. Pour rendre « cancel », barrage, annulation, oblitération me semblent trop timorés ou sages. Curieusement, La table de communion suggère le grégarisme du banquet révolutionnaire, du sacrifice en place publique. Plus j’y pense, d’ailleurs, plus l’image de la guillotine s’impose. Tremblez, Lavoisier et autres gloires nationales, toutes vos têtes qui dépassent, la nouvelle culture n’en a pas besoin.
Je lance un appel aux férus de l’histoire révolutionnaire pour proposer une évocation du « ça ira, ça ira » à quoi j’assimile cette rage « culturelle » des sans-notre-culture. « Racis’ra, racis’ra, les statues de marbre blanc…à la décharge on les mettra…, castrera, castrera, tous les mots des mâles blancs, dégenré on les rendra » …Iconoclastie, purge lexicale, nouvelle garde-bleue (seule teinte admise), défiguration, tout simplement. ■
Une consolation ou une revanche ? Les anglophones se plaignent également de l’intrusion du vocabulaire français dans leur langue…
Ce qui est haïssable c’est le franglais , soit le mélange de termes qui n’ont aucune signification dans les deux langues ; parsemer son vocabulaire de mots étrangers est souvent la marque de fabrique des polyglottes qui utilisent le premier langage qui leur vient à l’esprit , leurs imitateurs mondains sont ceux qui détruisent le sens du vocabulaire dans toutes les langues.
La langue anglaise s’est bâtie à partir du patois de la terre des Angles à base du vieil allemand auxquels se sont rajoutés vingt mille mots de français avec Guillaume le Conquérant puis encore des centaines de nouveaux mots français durant tout le Moyen Age et dans les siècles suivantes..
Il est possible de faire des différences entre les gallicismes transparents, les gallicismes torturés, les faux amis… .Cf. Anthony Lacoudre « L’incroyable histoire des mots français en anglais »
Passionnant, mais alors impossible pour les anglophones de se plaindre de l’arrivée de nouveaux mots français dans de telles conditions de la construction de leur langue !