L’opposition bien connue de Michel Houllebecq aux tendances lourdes de la modernité se manifeste ici avec une intensité maximale. D’où la levée de boucliers qu’elle a déjà suscitée, avant même de paraître. Le Figaro a classé cette tribune dans sa catégorie Débats. Nous en faisons autant en la publiant nous aussi. Le même Figaro, dans son éditorial signé Étienne de Montety prend parti à sa manière en rappelant le cri de Jupiter dans Les Mouches « L’ordre d’une cité et l’ordre des âmes sont instables : si vous y touchez, vous provoquerez une catastrophe. » Quant à nous, nous ne ferons pas œuvre originale en exhumant le conseil de Thibon : « Le plus possible de mœurs, le moins possible de lois. » La frénésie légiférante est une constante de l’esprit révolutionnaire. Débat ouvert, si on le souhaite.
DÉBATS
Michel Houellebecq : « Une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect »
La question parcourt son œuvre : dans « La Carte et le Territoire », le père de Jed, le narrateur, va se faire euthanasier en Suisse par l’entreprise Dignitas… Alors qu’une proposition de loi pour légaliser le suicide assisté sera débattue à l’Assemblée cette semaine, Michel Houellebecq, qui intervient très rarement dans le débat public, explique pourquoi il est farouchement opposé à ce qu’il considère comme une rupture anthropologique inédite.
HOUELLEBECQ, MICHEL
Proposition numéro 1 : personne n’a envie de mourir. On préfère en général une vie amoindrie à pas de vie du tout ; parce qu’il reste de petites joies. La vie n’est-elle pas de toute façon, par définition presque, un processus d’amoindrissement ? Et y a-t-il d’autres joies que de petites joies (cela mériterait d’être creusé) ?
Proposition numéro 2 : personne n’a envie de souffrir. J’entends, de souffrir physiquement. La souffrance morale a ses charmes, on peut même en faire un matériau esthétique (et je ne m’en suis pas privé). La souffrance physique n’est rien d’autre qu’un enfer pur, dénué d’intérêt comme de sens, dont on ne peut tirer aucun enseignement. La vie a pu être sommairement (et faussement) décrite comme une recherche du plaisir ; elle est, bien plus sûrement, un évitement de la souffrance ; et à peu près tout le monde, placé devant une alternative entre une souffrance insoutenable et la mort, choisit la mort.
Proposition numéro 3, la plus importante : on peut éliminer la souffrance physique. Début du XIXe siècle : découverte de la morphine ; un grand nombre de molécules apparentées sont apparues depuis lors. Fin du XIXe siècle : redécouverte de l’hypnose ; demeure peu utilisée en France.
L’omission de ces faits peut expliquer à lui seul les sondages effarants en faveur de l’euthanasie (96 % d’opinions favorables, si je me souviens bien). 96 % des gens comprennent qu’on leur pose la question : « Préférez-vous qu’on vous aide à mourir ou passer le restant de vos jours dans des souffrances épouvantables ? », alors que 4 % connaissent réellement la morphine et l’hypnose ; le pourcentage paraît plausible.
Je résiste à l’occasion de me lancer dans un plaidoyer pour la dépénalisation des drogues (et pas seulement des drogues « douces ») ; c’est un autre sujet, sur lequel je renvoie aux observations pleines de sagesse de l’excellent Patrick Eudeline.
Les partisans de l’euthanasie se gargarisent de mots dont ils dévoient la signification à un point tel qu’ils ne devraient même plus avoir le droit de les prononcer. Dans le cas de la « compassion », le mensonge est palpable. En ce qui concerne la « dignité », c’est plus insidieux. Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition kantienne de la dignité en substituant peu à peu l’être physique à l’être moral (en niant la notion même d’être moral ?), en substituant à la capacité proprement humaine d’agir par obéissance à l’impératif catégorique la conception, plus animale et plus plate, d’état de santé, devenu une sorte de condition de possibilité de la dignité humaine, jusqu’à représenter finalement son seul sens véritable.
Dans ce sens je n’ai guère eu l’impression, tout au long de ma vie, de manifester une dignité exceptionnelle ; et je n’ai pas l’impression que ce soit appelé à s’améliorer. Je vais finir de perdre mes cheveux et mes dents, mes poumons vont commencer à partir en lambeaux. Je vais devenir plus ou moins impotent, plus ou moins impuissant, peut-être incontinent, peut-être aveugle. Au bout d’un certain temps, un certain stade de dégradation physique une fois atteint, je finirai forcément par me dire (encore heureux si on ne me le fait pas remarquer) que je n’ai plus aucune dignité.
Bon, et alors ? Si c’est ça, la dignité, on peut très bien vivre sans ; on s’en passe. Par contre, on a tous plus ou moins besoin de se sentir nécessaires ou aimés ; à défaut estimés — voire admirés, dans mon cas c’est possible. Ça aussi, c’est vrai, on peut le perdre ; mais, là, on n’y peut pas grand-chose ; les autres jouent à cet égard un rôle tout à fait déterminant. Et je me vois très bien demander à mourir juste dans l’espoir qu’on me réponde : « Mais non mais non, reste avec nous » ; ce serait tout à fait dans mon style. Et en plus j’avoue cela sans la moindre honte. La conclusion, j’en ai peur, s’impose : je suis un être humain absolument dépourvu de toute dignité. Un élément de baratin habituel consiste à affirmer que la France est « en retard » sur les autres pays. L’exposé des motifs de la proposition de loi qui va prochainement être déposée en faveur de l’euthanasie est à cet égard comique : cherchant les pays par rapport auxquels la France serait « en retard », ils ne trouvent que la Belgique, la Hollande et le Luxembourg ; je ne suis pas franchement impressionné.
La suite de l’exposé des motifs consiste en un enfilage de citations d’Anne Bert, présentées comme « d’une force admirable », mais qui ont plutôt eu sur moi l’effet malencontreux d’éveiller le soupçon. Ainsi, quand elle affirme : « Non, l’euthanasie ne relève pas de l’eugénisme » ; il est pourtant patent que leurs partisans, du « divin » Platon aux nazis, sont exactement les mêmes. De même, lorsqu’elle poursuit : « Non, la loi belge sur l’euthanasie n’a pas encouragé les spoliations d’héritage » ; j’avoue que n’y avais pas pensé, mais maintenant qu’elle en parle…
Immédiatement après, elle lâche carrément le morceau en affirmant que l’euthanasie « n’est pas une solution d’ordre économique ». Il y a pourtant bel et bien certains arguments sordides que l’on ne rencontre que chez des « économistes », pour autant que le terme ait un sens. C’est bien Jacques Attali qui a insisté lourdement, dans un ouvrage déjà ancien, sur le prix que coûte à la collectivité le maintien en vie des très vieilles personnes ; et il n’est guère surprenant qu’Alain Minc, plus récemment, soit allé dans le même sens, Attali c’est juste Minc en plus bête (sans même parler du guignol de Closets, qui est comme le singe des deux précédents, leur Jean Saucisse).
Les catholiques résisteront de leur mieux, mais, c’est triste à dire, on s’est plus ou moins habitués à ce que les catholiques perdent à chaque fois. Les musulmans et les juifs pensent sur ce sujet comme sur bien d’autres sujets dits « sociétaux » (vilain mot), exactement la même chose que les catholiques ; les médias s’entendent en général fort bien à le dissimuler. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions, ces confessions finiront par plier, par se soumettre au joug de la « loi républicaine » ; leurs prêtres, rabbins ou imams accompagneront les futurs euthanasiés en leur disant que là c’est pas terrible, mais que demain sera mieux, et que même si les hommes les abandonnent, Dieu va s’occuper d’eux. Admettons.
Du point de vue des lamas, la situation est sans doute encore pire. Pour tout lecteur conséquent du Bardo Thödol, l’agonie est un moment particulièrement important de la vie d’un homme, car elle lui offre une dernière chance, même dans le cas d’un karma défavorable, de se libérer du samsara, du cycle des incarnations. Toute interruption anticipée de l’agonie est donc un acte franchement criminel ; malheureusement, les bouddhistes interviennent peu dans le débat public.
Demeurent les médecins, en qui j’avais fondé peu d’espérance, sans doute parce que je les connaissais mal, mais il est indéniable que certains d’entre eux résistent, se refusent obstinément à donner la mort à leurs patients, et qu’ils resteront peut-être l’ultime barrière. Je ne sais pas d’où ça leur vient, ce courage, c’est peut-être juste le respect du serment d’Hippocrate : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ». C’est possible ; ça a dû être un moment important, dans leurs vies, la prononciation publique de ce serment. En tout cas c’est beau, ce combat, même si on a l’impression que c’est un combat « pour l’honneur ». Ce ne serait d’ailleurs pas exactement rien, l’honneur d’une civilisation ; mais c’est bien autre chose qui est en jeu, sur le plan anthropologique c’est une question de vie ou de mort. Je vais, là, devoir être très explicite : lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable, de le détruire ; afin qu’autre chose — un autre pays, une autre société, une autre civilisation — ait une chance d’advenir. ■
Excellente analyse
J’avais il y a 25,ans étudié l’a législation de l’euthanasie aux Pays Bas
Et publié un article à ce sujet
Les memes arguments sont servis sans vergogne par des législateurs sans mémoire ni conscience !
Attali et Minc au moins st « honnêtes » dd leur cynisme
Magnifique Houellebecq, de plus en plus en plus proche de bien de nos options fondamentales.
Il y a quelques années, beaucoup de nos « amis » tordaient le nez, parce qyu’il parlait de sexe et roulaient des yeux dégoutés, parce qu’ils ne comprenaient pas que MH « déconstruisait » aussi, dans ce sombre domaine, la pensée 68…Il n’a jamais joui « sans entrâves ».
D’accord avec Michel Houellebecq sur le principal, et son courage de le dire.
Sauf lorsqu’il dit qu’un pays :
» une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable, de le détruire ; … »
Je pense que nos pays ont perdu leur respect et leur légitimité au moment des lois sur l’avortement.
Comme l’avait dit Mère Térésa, : « Le plus grand destructeur de la paix, aujourd’hui, est le crime commis contre l’innocent enfant à naître. Si une mère peut tuer son propre enfant, dans son propre sein, qu’est-ce qui nous empêche, à vous et à moi, de nous entretuer les uns les autres ? »
L’avortement est la clef de voute de la culture de mort. Lorsqu’on l’accepte, le reste suit, euthanasie, eugénisme, … C’est pour cela que les tenants de cette culture ne cèdent rien sur l’avortement et aggravent les lois d’année en année … Certains veulent même interdire de le contester, surtout aujourd’hui où les arguments rationnels prouvent l’inhumanité de cet acte.
Si un jour la loi autorisant l’avortement est réellement remis en cause, le reste de la culture de mort s’écroulera très vite.
Certes, Pierre Builly!
J’aimais bien Houllebecq et partageais ses vues, notamment celle du devenir musulman de la France (Soumission) mais là je ne suis pas du tout d’accord avec lui.
La dignité humaine c’est de pouvoir choisir l’heure de sa mort. Et de vouloir mourir quand on devient un poids pour les autres (la société), comme le faisaient entre autres les Indiens (d’Amérique) qui se laissaient dépérir dans la montagne quand ils devenaient un fardeau pour leur tribu.
Régis André, ceci est votre affaire et votre orientation. Mais il ne faut pas demander à la loi, ni à la société de vous aider dans votre démarche et de l’organiser pour votre confort.
Débrouillez vous tout seul, ou avec votre femme, vos enfants, vos amis.
Voyez l’admirable « Amour » de Mickaël Hanecke : Trintignant ne laisse à personne d’autre qu’à lui le soin de tuer Emmanuelle Riva lorsque la situation est devenue insupportable pour le vieux couple aimant.
Pierre Builly a bien raison. Nous, Français, baignons largement dans une « ambiance » de fuite devant la responsabilité personnelle, dans tous les domaines (pénal, scolaire, politique, médical…). Innombrables, en effet, sont les accros à l’onction « officielle » (mot dont il faudrait sérieusement analyser la surprenante faveur chez nous). Culte du chef ? Héritage du catholicisme ? Mauvaise conscience sartrienne? Vénération des fonctionnaires, quasi-irresponsables par statut ? Manque de courage, de conviction, de cohérence ? L’opinion se complait dans les faux prétextes, aveuglements, balancements, palinodies, mises en scène, contradictions, acrobaties verbales, flou artistique… tous, et « en même temps », propices à l’entretien d’un brouillard déresponsabilisant.
Sur le sujet en débat, c’est flagrant. Toute publication tendant à dédramatiser l’idée de SE donner la mort (sens du mot SUIcide) est susceptible d’être sanctionnée mais des responsables publics passent pour des héros des droits de l’homme quand ils prônent un homicide peinturluré d' »officialité », de « dignité », d' »assistance » à un « suicide » qui n’en serait plus un (je pense , excusez le rapprochement, à l’assistance électrique qui nimbe de même façon le moteur de certains véhicules), « couvert » par l’autorité médicale, par un contrat avec un prestataire agréé, « assuré », pourquoi pas… et, ce qui n’est pas indifférent à certains, rémunéré (mais remboursé) officiellement !