Par Pierre de Meuse.
S’il est un mot qu’il est apparemment facile de revendiquer, c’est celui d’humaniste. Celui qui s’en revêt affiche un visage souriant qui efface toutes les rides, les expressions grimaçantes, et apparaît comme un homme plein de bonté. Une crème de beauté idéologique, en quelque sorte.
Pourtant ce mot a bien un sens, et même plusieurs, hélas. Il convient donc de se demander à quoi l’on s’engage en l’assumant. A la fin du XIV° siècle, l’enseignement des universités qui parsèment l’Europe se divise en deux : il y a les études religieuses, les litterae divinae et sacrae, (« enseignements divins et sacrés », relatifs à la théologie et aux écritures, y compris la philosophie). Et il y a les litterae humaniores, les studia humanitatis, les « humanités », qui comprennent la littérature et la poésie, études profanes, au premier rang desquels les auteurs de l’Antiquité gréco-romaine.
Un humaniste, jusqu’au XVII° siècle, c’est donc un érudit qui connaît les antiques. En quelque sorte, les préoccupations de ceux que l’on nomme tels sont essentiellement laïques. Il d’agit de relever la dignité de l’esprit humain et le mettre en valeur, par un retour aux sources gréco-latines. Un souci que partagent les esprits cultivés de la Renaissance. Voilà le premier sens, celui qu’adopta en 1917 l’association Guillaume Budé. Et puisque nous nous intéressons à la pensée maurrassienne, il convient de remarquer que Maurras n’emploie jamais le mot dans un autre sens que celui-là. Dans son Dictionnaire politique et critique, il est significatif que la rubrique « humanisme » porte le sous-titre « humanités », et tous les articles reproduits se réfèrent à cette notion : défendre la connaissance des langues de l’Antiquité, afin de nous rendre familière sa vision du monde (pp258-274). Une acception qui n’est pas partagée par tous ces gens qui, avec les meilleures intentions du monde et le souci de débarrasser l’AF d’un masque supposé repoussant, brandissent à chaque instant le drapeau de l’humanisme, sans s’inquiéter des contresens périlleux auxquels cet usage expose, par osmose avec l’humanitarisme.
Au fait quel était le sens de la conception de l’homme que se faisaient les Grecs ? Les amoureux de la Grèce antique (surtout français) pensent que les Grecs sont les fondateurs de l’humanisme car ils auraient mis en lumière une particularité des hommes, surtout ceux qui sont cultivés, la faculté de raisonner. Le rôle de l’homme était pour eux d’appliquer cette attitude aux choses afin de les comprendre et de rendre le monde plus intelligible. D’ailleurs les Grecs mettent au-dessus de toutes les occupations humaines le travail de réflexion, d’épuration, d’abstraction, appliqué au réel. Parmi les productions de l’esprit grec, il y a bien sûr, la représentation idéalisée du corps humain, masculin ou féminin, en vue de proposer un modèle, une vision de la vie et de l’âme. Cependant ne nous y trompons pas, l’esprit grec cherche la vérité, en aucune façon pour changer le monde, mais pour s’insérer dans son ordre, le cosmos, terme évoquant un ensemble orné, le contraire du chaos. Le sage doit trouver dans la philosophie cette harmonie avec le monde, qu’on l’appelle ataraxie, sophrosyné, ou Mesure, selon les philosophes. Être homme pour les grecs, du reste, c’est d’abord être fidèle à sa Cité. Aristote déclare en effet que celui qui ne veut respecter ni les dieux ni son père ne mérite pas d’arguments mais des coups de bâton! Une conséquence de cette vision est que l’humanisme ainsi conçu est un message destiné aux seuls Grecs, en aucune façon une pétition universelle, comme un académisme désuet nous le présente depuis deux siècles (1). Les formes et les pensées produites par les Grecs seront la règle, il est vrai, à partir de la conquête d’Alexandre et surtout l’imperium de Rome qui les a adoptées. L’Universel accompagne en effet la puissance et ne s’y substitue jamais. (2)
Cependant les humanistes de la Renaissance ne cherchaient plus à dégager le « principe du monde » pour leur unique satisfaction ; ils n’hésitaient plus à élaborer des utopies comme Cajetan et Campanella, ils voulaient, se libérant de la scolastique, favoriser l’émergence d’un « homme nouveau », chaque individu étant partie prenante à cet effort. Certes, en général, c’était plutôt au petit nombre des individus de grande virtù qu’était reconnu le droit à se libérer des contraintes, mais en cela, inconsciemment, les humanistes s’éloignaient de l’Antiquité au lieu de s’en rapprocher comme ils le croyaient. Dans ce malentendu tragique naîtront à partir de la fin du Grand siècle les grands « émancipateurs » du genre humain, à commencer par Hobbes, Locke, Kant, Hegel et Marx. Ce sont eux qui vont annoncer la mutation définitive de l’humanisme en une nouvelle naissance de l’Espèce, et une nouvelle foi, la foi en l’homme. A partir de ce moment, le mot prend définitivement un autre sens. Michel Foucault n’a pas tort de dire que le sens « véritable » (selon lui) du mot « homme » n’apparaît que deux siècles avant nos jours. Pendant ces deux cents ans, l’humanisme a pris, dans cette logique, une connotation idéologique liée à la croyance au progrès. C’est pourquoi, en général, les contre-révolutionnaires se sont abstenus de l’assumer. Depuis les années cinquante, la croyance en la science et en l’histoire a perdu de sa prégnance, mais le terme n’en est pas moins employé pour autant, et les médias comme les hommes politiques aiment à l’utiliser, dans un sens très vague, car humanisme est plus que d’autres, un mot fourre-tout (3). Même si ses célébrateurs se gardent d’en donner une définition, il est clair que l’humanisme est porteur d’images : universalisme flou, enjeux mondialisés, bons sentiments, et surtout, évidemment, les « Droits de l’Homme », de plus en plus nommés « Droits humains », sur le modèle anglo-saxon. Être humaniste de nos jours, c’est un peu comme se dire « sensible » au XVIII° siècle. C’est pourquoi l’attitude de certains esprits bien intentionnés qui avancent sous cette enseigne de l’humanisme paraît quelque peu inconsidérée, du moins dans le cadre de la doctrine traditionnelle.
Par exemple, l’idée que certains philosophes chrétiens semblent chérir nous désigne la contemplation de la condition humaine qui serait une voie préférentielle pour se tourner vers Dieu, l’Éternel, dont la prédication est empêchée par le contexte actuel. Vieille démarche monothéiste que Pascal et Descartes ont accomplie en leur temps. Il convient malheureusement de garder à l’esprit une réalité triviale et permanente : ce n’est pas en employant un mot dans un sens différent de celui dans lequel il est entendu usuellement que l’on fait avancer ses convictions. Car le discours sur l’Homme est, pour un temps indéterminé encore, largement piégé. Bien sûr on peut objecter que « ce n’est pas parce que la globalisation prostitue la notion même d’universalité et le mondialisme instrumentalise la fraternité humaine en réduisant l’homme à son utilité immédiate visant un néo-esclavagisme, qu’il faudrait rejeter nos principes. » Certes, cependant on ne peut pas ignorer le réel, même si ce réel matérialise en le déformant monstrueusement ce dont nous avions rêvé. Si l’on est un nostalgique – ou un précurseur – de la « république universelle » annoncée par les théologiens de Salamanque, on doit comprendre les préventions de ses contemporains qui voient bien comment se présente, hic et nunc, cette projection du XVI° siècle. Il est logique, du reste, que la « foi en l’Homme » ait prospéré sur l’étiolement de la foi en Dieu. ■ (À suivre, demain jeudi)
« Humain, trop humain » disait Nietzsche, je crois.
L’Homme n’est vraiment estimable que parce qu’il porte « ce qui dans l’homme passe l’homme » (Pascal)
Pauvre homme, créé à l’image de Dieu mais ayant perdu la ressemblance (St. Bonaventure ?)
« Humain, trop humain ! », je ne sais pas, j’avoue, si l’expression appartient à Nietzsche. Mais je l’ai entendue d’innombrables fois de la bouche de Thibon. D’ailleurs, de l’un à l’autre, ça n’a rien d’étonnant.