PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro de samedi 2 avril. Nous rappelleront simplement qu’« écraser l’infâme » n’est pas à proprement parler une formule propre à la gauche, mais plutôt au courant dit des Lumières. Elle est de Voltaire et désigne plutôt les religions, l’Église catholique notamment et, en ce sens, l’Ancienne France. Mathieu Bock-Côté nous semble avoir raison de remonter aux sources de la violence intellectuelle aujourd’hui en cours. Voltaire n’était sûrement pas un homme de gauche. Il eût, sans-doute tenu la Terreur en horreur. Il n’empêche : ce sont là les sources de la violence exercée aujourd’hui contre notre héritage par des forces déclinantes qui se réfugient dans une radicalité d’esprit proprement révolutionnaire. En ‘autres temps, Mao avait appelé cela la Révolution culturelle, n’ignorant pas à quelle source il puisait sa pensée et son action. Qui laissèrent sur le carreau un grand nombre de morts.
Une bonne partie de la gauche renoue avec le fanatisme de ses origines et veut de nouveau écraser l’infâme, qu’elle nomme désormais populisme ou racisme.
Dans son remarquable ouvrage La Guerre des idées (Robert Laffont), qui vient de paraître, Eugénie Bastié observait très justement le paradoxe au cœur de la vie intellectuelle française des années présentes. Si on trouve dans l’espace public une plus grande diversité de courants de pensée qu’auparavant, chacun parvenant à exprimer à sa manière sa vision du monde, ils parviennent moins à s’engager dans une conversation civique authentique qu’ils ne sont poussés aux affrontements idéologiques par les plus violents, qui témoignent d’un moment d’extrême polarisation au cœur de la cité. On ne s’en surprendra pas : dans une époque tragique se réchauffent inévitablement les passions politiques et les intellectuels y sont encore plus sensibles que le commun des mortels. On ne sous-estimera pas l’excitation propre à la psychologie de la guerre civile: elle réveille en l’homme des passions que la démocratie a normalement tendance à refouler. Nous entrons dans un temps où revient à la mode la prime à la radicalité.
Une bonne partie de la gauche renoue avec le fanatisme de ses origines et veut de nouveau écraser l’infâme, qu’elle nomme désormais populisme ou racisme. On l’oublie, mais la gauche idéologique n’est pas étrangère à un fantasme éradicateur, indissociable de ce qu’il faut bien appeler un fondamentalisme de la modernité. Toutes les dimensions de l’existence doivent être reprogrammées dans les catégories de son idéologie. Dès que cette dernière bute sur un obstacle, elle mobilise un vocabulaire démonologique qui n’est pas loin de la conduire à voir dans la politique une forme d’exorcisme. À droite, un sentiment apocalyptique émerge: nous serions témoins de la fin du monde, et nous risquons de nous laisser engloutir avec lui. L’homme de droite se tourne alors vers le thème de la décadence, qui toujours renaît, et qui en vient à l’hypnotiser. Il ne nous est pas interdit de le comprendre. Chose certaine, ce climat n’est pas particulièrement favorable à une délibération civique éclairée.
C’est pourtant une marque distinctive du génie français et de la culture qui l’incarne que cet art de la conversation. Il est d’usage de le faire remonter au temps des salons. Ce qui est certain, toutefois, c’est qu’il a irrigué la culture nationale dans ses profondeurs. L’étranger de passage en France est toujours frappé par la vigueur des conversations à table, où chacun, presque naturellement, s’improvise philosophe et disserte à l’infini sur à peu près tous les sujets. Peuple de frimeurs, disent les sceptiques. Ils se trompent. Voilà simplement une nation qui a la passion de l’échange. C’est d’ailleurs ce qui rend les émissions de débats à la française si fascinantes: malgré la pénible culture du clash, elles assurent la mise en scène du conflit des idées au cœur de la vie publique et la sortent du ronron gestionnaire et du consensus obligé qui domine souvent ailleurs.
La France est aussi ce pays qui continue de voir dans la littérature autre chose qu’un simple divertissement. Alors que les Anglo-Saxons classent le monde de l’écrit en deux étranges catégories, fiction et non-fiction, la France veut voir dans la littérature une manière de pénétrer la complexité du monde, de l’explorer, sans l’enfermer dans une théorie qui viendrait clore la réflexion. Peut-on imaginer ailleurs qu’en France un Fabrice Luchini? La France voit la littérature comme un savoir. Il est à craindre, hélas, qu’elle ne survive pas dans un monde qui classe les hommes et les femmes dans des silos de plus en plus étroits et se font accuser d’appropriation culturelle lorsqu’ils parlent d’autres groupes culturels que le leur. Comment l’antiracisme aura-t-il pu conduire au principe de l’imperméabilité ethnique et à une revendication de ségrégation positive? Comment peut-on écrire librement dans un monde qui institutionnalise en littérature le contrôleur idéologique désormais nommé sensitivity reader ?
Il faut défendre ardemment les oasis vouées à la vie intellectuelle, où les penseurs de diverses tendances peuvent converser librement et prendre le temps d’échanger sans chercher les effets de toge, où la conversation demeure ou redevient un art, et non un théâtre où chacun transforme l’autre en épouvantail. On se tourne alors vers une émission à nulle autre pareille, «Répliques», animée par Alain Finkielkraut, qui garde vivant l’idéal de la conversation éclairée entre esprits contradictoires. Il incarne aujourd’hui le meilleur de l’esprit français. Il n’est pas sans intérêt de noter que son animateur est un défenseur éloquent de la littérature comme entreprise de connaissance du monde et lui a consacré parmi ses plus belles émissions. Il nous rappelle, à chaque semaine, que, dans un monde hanté par le fanatisme bête et méchant, la courtoisie et la culture permettent d’aborder les questions les plus délicates, sans vouloir en venir aux poings. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Sélection photos © JSF
Laisser l’autre exposer ses idées sans lui couper la parole, savoir donner ses arguments sans minimiser ou mépriser ceux d’autrui et savoir ne pas assener sa vérité comme une évidence en laissant la place aux contradictions, voilà un véritable échange et ce que doit être toute confrontation..mais la plupart du temps ce n’est qu’une suite de cris incompréhensibles dans une cacophonie où s’entremêlent des attaques and hominem.