Par Frédéric Rouvillois.
Ni Frédéric Rouvillois ni JSF ne tombons dans ce que fut jadis l’anglomanie. Les Institutions britanniques, si mal connues des Français, y compris des royalistes, les traditions, la structure sociale – largement hiérarchique – du peuple anglais, ne sont pas transposables. Mais l’ensemble qu’elles forment de Waterloo au Brexit, a plutôt bien réussi au Royaume-Uni, malgré les assauts de la modernité, Outre-Manche, comme partout en Occident. Le sujet de cette tribune illustre d’ailleurs cet affrontement : entre la continuité historique et l’offensive diversitaire… (FigaroVox, 16 avril).
Entre le 7 mars et le 9 avril, à cinq semaines d’intervalle, la maison royale d’Angleterre aura donc subi deux chocs majeurs, relayés par l’ensemble de la presse mondiale et ayant en commun d’avoir eu pour personnage principal ce qu’on appelait jadis des «pièces rapportées», Meghan Markle, la sémillante épouse du prince Harry, et Philip, duc d’Édimbourg, le mari de la reine Elizabeth II.
Mais tel est bien l’unique point commun entre ces deux événements – le premier exhibant au voyeurisme des caméras avides ce que le XXIe siècle peut avoir de plus grossièrement tapageur et de plus pathétiquement narcissique, tandis que le second, le décès paisible du prince Philip au château de Windsor, se contente de montrer ce que l’« Old England », les traditions britanniques et les vertus discrètes de la monarchie peuvent encore apporter au monde moderne. Face à face révélateur: qu’ils le veuillent ou non, chacun des protagonistes de ces deux événements incarne le contraire de ce que l’autre représente, et en ce sens, le prince Philip apparaît comme l’anti-Meghan Markle.
Ceux qui ont suivi l’entretien de cette dernière avec l’inénarrable Oprah Winfrey se souviennent sans doute que la duchesse de Sussex s’y présentait en victime absolue, en Lady Di du troisième millénaire, persécutée par les remarques perfides de sa belle-sœur, les allusions vaguement racistes d’on ne sait qui et le refus scandaleux de lui fournir à demeure une cellule d’assistance psychologique en dépit de ses tendances dépressives. Mais à part ça, à quoi l’actrice de téléfilm devenu princesse d’Angleterre a-t-elle dû renoncer pour prétendre au titre de victime?
En comparaison, les prétentions du prince Philip seraient autrement plus sérieuses. Né à Corfou dans un palais de famille, petit-fils du roi de Grèce, petit-neveu de la tsarine, héritier potentiel de la couronne du Danemark, ce jeune officier de marine au physique de star et à la dégaine d’aventurier ne renonce pas seulement, lorsqu’il épouse la future Elizabeth II, à son nom, à sa nationalité, à sa religion orthodoxe et à sa carrière militaire: il tire un trait définitif sur ce qui aurait été sans doute une vie de plaisirs et de liberté, de grand voyageur et de séducteur, pour s’astreindre à une existence exclusivement vouée au service de la couronne et aux devoirs de sa charge. L’homme qui, lors de leurs innombrables apparitions officielles, devait constamment rester à deux pas en arrière de sa royale moitié, le prince aux 5500 discours, qui présidait plus de 800 organismes en tous genres et se présentait fréquemment comme «le dévoileur de plaques commémoratives le plus expérimenté au monde», a ainsi accepté de vivre dans la contrainte et dans l’ombre.
Sans doute a-t-on pu ironiser sur ses hypothétiques liaisons féminines – suffisamment discrètes pour que l’on ne puisse citer aucun nom ni montrer le moindre visage -, ou souligner son goût prononcé pour la grosse plaisanterie, sur ces blagues qu’il adorait faire en public, qu’auraient applaudi Oscar Wilde ou Sacha Guitry, mais que le néopuritanisme contemporain qualifie de «lourdes» pour ne pas avoir à les déclarer «politiquement incorrectes». Quoi qu’il en soit, il s’agissait tout au plus de péchés véniels, bien loin de compenser la lourdeur écrasante d’une charge qu’il a su porter avec élégance durant près de huit décennies. Et qu’il a portée sans murmurer.
La reine Elizabeth a déclaré que son mari avait été le roc grâce auquel elle-même avait pu tenir le cap au cours des années tumultueuses de la seconde moitié du XXe siècle: or, on sait bien que ce qui caractérise un roc, c’est qu’il ne vient pas pleurnicher sur son sort à la télévision, et qu’il ne se plaint pas d’être la victime des vagues et des vents qui le battent jour après jour, quelle qu’en puisse être la violence. Un roc demeure sans bouger et sans protester à la place qui est la sienne: c’est ainsi qu’il joue son rôle de repère et de balise, tout particulièrement indispensable dans un monde comme le nôtre.
Au fond, alors que Meghan fait penser à la sulfureuse Wallis Simpson, qui, en 1936, poussa le roi Edouard VIII à l’abdication, la situation du prince Philip rappelle plutôt celle d’une Grace Kelly, actrice fétiche d’Hitchcock et titulaire d’un Oscar juste avant de renoncer au cinéma pour devenir la femme du prince Rainier de Monaco, et la mère de ses enfants.
Au total, la jeune Californienne paraît tellement aux antipodes du grand-père de son mari, que l’on comprend qu’elle ait pu avoir l’impudeur de donner son entretien-déballage télévisé alors que le vieil homme était notoirement à l’article de la mort ; qu’elle ait eu ensuite l’indélicatesse de ne lui rendre qu’un hommage tiède et convenu («Thank you for your service») ; et qu’elle ait enfin l’impolitesse de ne pas assister à ses obsèques.
Elle-même a prétexté sa grossesse et l’avis de ses médecins, mais elle a laissé entendre à des proches, qui se sont empressés de le répéter aux médias, qu’elle ne voulait surtout pas être «au centre des attentions». Comme si son absence, cette modestie affectée et les commentaires qu’elles suscitent avaient un autre but que de la placer au centre du jeu…
Contrairement au prince Philip, en effet, Meghan a toujours rêvé d’être tout en haut de l’affiche, et on peut penser que l’une des raisons de sa rupture avec la famille royale vient de là: de ce qu’en vertu des règles de succession, elle-même et ses enfants étaient condamnés à n’avoir qu’un rôle de second plan. En refusant de venir rendre un dernier hommage au duc d’Édimbourg, elle reprend la main: elle tente de voler la vedette au patriarche et au reste de la famille.
Il sera pourtant bien difficile de laisser dans l’ombre, le jour même de ses obsèques, celui qui, au nom de la couronne, avait accepté d’y rester sa vie entière. Au fond, entre la starlette aux dents longues et le grand-père qui souriait, on sait déjà qui a remporté le match dans le cœur des foules. ■
Délégué général de la Fondation du Pont-Neuf (think-tank) et auteur de nombreux ouvrages remarqués, Frédéric Rouvillois a notamment publié Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours (Flammarion, 2006), Histoire du snobisme (Flammarion, 2008), L’Invention du progrès, 1680-1730. Aux origines de la pensée totalitaire (Éditions du CNRS, 2011) et Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme. (Éditions du Cerf, 2020). Pour s’informer de ses travaux et publications, suivre le lien ci-dessous.
Frédéric Rouvillois