Par Rémi Hugues.
À l’occasion de la Journée de la propriété intellectuelle [26 avril], cet article traite des rapports entre propriété, capitalisme et usure.
Nous vivons en réalité un desserrement de la logique de la propriété. La Chrétienté a aboli l’esclavage, à l’exception notable de la traite négrière, qui fut la contrepartie de l’interdiction de l’assujettissement des indigènes amérindiens, décidé en 1551 à Valladolid après une controverse fameuse entre le dominicain Bartolomé de Las Cases et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda.
L’essor d’internet est en train de remettre en question le principe de propriété préalablement établi par le droit positif, dont les bases furent posées par Napoléon Ier dans le titre II du Code civil.
Il suffit de chercher dans l’œuvre de Karl Marx, dont Piketty s’érige en fidèle continuateur, en particulier dans Le Capital, pour voir mentionnés des faits historiques qui remettent en cause l’idée qu’au tournant du XIXème siècle la propriété a été sacralisée, ce qui signifie protégée, sanctuarisée, rendue intouchable.
Dans la section 8 du livre I du Capital, Marx écrit des choses qui vont totalement à l’encontre de ce que soutient Piketty :
« Au XIXème siècle, on a perdu jusqu’au souvenir du lien intime qui rattachait le cultivateur au sol communal. Le peuple des campagnes a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard, d’indemnité pour les trois millions cinq cent onze mille sept cent soixante-dix acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831 »[1].
En 1818, un certain George Ensor relatait que « [l]es Grands d’Écosse ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler des mauvaises herbes »[2].
À propos de habitants du fief de la duchesse de Sutherland, Marx écrit : « De 1814 à 1820, ces quinze mille individus, formant environ trois mille familles, furent systématiquement expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés, leurs champs convertis en pâturages. […] Une vieille femme qui refusait d’abandonner sa hutte périt dans les flemmes. »[3]
Ainsi à cette époque en aucun cas la propriété privée attachée à un individu était chose sacrée, inaliénable : « La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines d’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. »[4]
Si à ce moment là la propriété a pu changer de mains, cela ne signifie pas que d’un coup le principe de la propriété ait été sacralisé – sinon aucun phénomène généralisé d’expropriation n’aurait été possible –, au détriment d’une autre sacralisation, celle du pouvoir royal.
Mais utiliser ce terme de sacralisation est fort à propos quand il s’agit d’identifier les conditions de possibilité du capitalisme. C’est justement son mouvement contraire, la désacralisation, dans le sens de sécularisation, de la perte du poids, au sein de la vie sociale, de la religion, au profit d’une conception rationnelle et pragmatique du monde, qui est le moteur ayant entraîné la naissance du capitalisme.
À la spoliation des biens d’église évoquée par Marx, s’ajoute la décrépitude du pouvoir coercitif de l’Église sur la société, notamment en matière économique. L’Église exerçait une pression très forte sur la classe des marchands, afin de les empêcher de parvenir à ce qu’ils rêvaient tant : l’abolition de l’usure. Louis IX par exemple soutint cet effort.
À cette force, la logique capitaliste répondit par un mouvement culturel et littéraire dont le but était de faire obstacle à l’institution ecclésiale : les Lumières. Depuis l’Écosse avec Adam Smith et John Law, l’Angleterre avec Henry Bolingbrocke (Image), Jonathan Swift et John Locke, la France fut irradiée par un faisceau idéologique qui prétendait la libérer du joug catholique.
Les Lumières, ce n’est pas que Rousseau ou Voltaire, lequel dans Le Mondain tournait en dérision Adam et Ève – les présentant comme des êtres vivant dans l’ignorance, qui n’avaient rien, étaient nus, avec leurs ongles longs, un peu noirs et crasseux, la chevelure un peu mal ordonnée, le teint bruni, la peau bise et tannée – pour mieux dénigrer le pape, l’ennemi héréditaire des usuriers, c’est aussi l’école des physiocrates et des économistes, Turgot puis Say, puis Bastiat… L’enjeu pour cet aréopage de savants fut d’élaborer des plans pour la société nouvelle, ce qui plus prosaïquement revenait à s’affranchir du corset catholique.
La Bible, trop favorable au pauvre, devait être remplacée : ainsi de la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789, texte sacré s’il en est de notre temps. Le travail de l’argent en lieu et place du travail des hommes, là réside l’innovation économique. Les marchands du Temple se vengèrent du Christ, en témoigne l’effroyable épisode de la décapitation de son lieutenant Louis XVI, le 21 janvier 1793, les persécutions du clergé et le populicide vendéen. Un Être-Suprême, divinité idéale aux yeux des marchands d’argent, prit la place du Dieu-fait-Homme. Pour nouveau credo, dit Marx, le crédit public[5]. Qui poursuit par cette sentence extrêmement lucide : « Aussi le manque de foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable »[6]. [À suivre, demain, mercredi)) ■
[1]Paris, Flammarion, 1985, p. 178.
[2]Cité par ibid., p. 179.
[3]Ibid., p. 180.
[4]Ibid., p. 182.
[5]Ibid., p. 200.
[6]Idem.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Les citations de Marx – très bien choisies – sont tout à fait intéressantes.