Par Rémi Hugues.
À l’occasion de la Journée de la propriété intellectuelle [26 avril], cet article traite des rapports entre propriété, capitalisme et usure.
Quand Édouard Jourdain explique la chose suivante : « Mon hypothèse est qu’on comprend ce qu’est le capitalisme en le référant à ce qu’Aristote appelle la chrématistique »[1], il s’approprie une idée qui était déjà présente dans l’œuvre de Marx.
En tout cas il a eu tout à fait raison d’affirmer au journaliste du Figaro Pierre Valentin que « c’est lorsque la chrématistique vient transcender toutes les catégories de l’économie politique que l’on peut parler de capitalisme comme système, venant alors détruire tout ordre sacré et toute limite venant s’opposer à sa puissance et sa force d’expansion. »[2]
Dans les colonnes de JSF, le 19 juin dernier, on pouvait lire ceci : « La légalisation de l’usure fut le point de départ de l’épopée capitaliste. L’interdit posé par Aristote de cet usage contre nature de la monnaie qu’est le prêt à intérêt fut conservé par l’Église catholique, laquelle fut ardemment combattue à partir de la Réforme au XVIe siècle, puis persécutée par la Révolution de 1789, après avoir été dénigrée par les Lumières, et enfin singée par le Romantisme, qui mettait de l’eau – « bénite », mais ce retour du sacré était trop souvent mâtiné de gnosticisme – dans le vin âpre de l’esprit athée, individualiste, républicain et démocratique. »
Une nouvelle approche du capitalisme est donc en voie d’apparition, qui va de l’EHESS à l’Action Française, et qui conteste la définition communément admise du capitalisme selon laquelle « l’essence du capitalisme repose sur la propriété privée des moyens de production »[3].
Quant à Patrick Buisson, il considère que « l’essor du capitalisme correspond à une laïcisation de l’ascétisme »[4] ; dans le sens où l’application de l’économie du salut de l’âme à la vie terrestre. Le point commun avec la théorie précédente est le mouvement sous-jacent de sécularisation, puisque ce terme est synonyme de laïcisation. Néanmoins, le capitalisme « ascétique » n’existe plus depuis fort longtemps, il le reconnaît lui-même, ce qui n’empêche pas au capitalisme de perdurer. La laïcisation de l’ascétisme relève de la manifestation, pas de l’essence.
Sur ce plan, le point de vue de Buisson diffère radicalement de celui de Piketty : le capitalisme correspond à un phénomène de désacralisation – ce que Buisson appelle « laïcisation » et ce que nous nommons « sécularisation », on pourrait dire aussi « modernisation » –, alors que Piketty évoque une « sacralisation », celle de la propriété, en lieu et place du pouvoir royal. L’incurie de la pensée de ce dernier se trouve également dans les pistes qu’il propose. Dans la société qu’il imagine, « à 25 ans, toutes les personnes recevraient un capital de 120 000 euros, ce qui représente 60 % du patrimoine moyen en France. Cela peut servir à acheter son logement. » Cette idée totalement démagogique provoquerait une hyperinflation, outre le fait qu’elle est irréaliste, vue la dette publique colossale de l’État français.
Sa préconisation d’élever à 90% le taux d’imposition d’une contribution sur le patrimoine inciterait à l’évasion fiscale.
Créer une taxe carbone individuelle et progressive ? Les Gilets jaunes apprécieront ! Enfin, lorsqu’il suggère d’« instaurer une taxe sur la propriété, en généralisant l’ISF au niveau international », il se prostitue intellectuellement aux maîtres de cette terre – les grands de la scolastique auraient employé le syntagme princeps hujus mundi –, car cela permet de légitimer auprès des masses leur projet inique de gouvernance mondiale[5].
En défendant une politique qui soit fidèle à notre identité catholique, Patrick Buisson s’avère un authentique anticapitaliste[6] – de toute façon le capitalisme court à sa perte, en témoigne la réalité des taux d’intérêt négatifs –, ce qui ne veut pas dire qu’il veut nationaliser votre baignoire ! À l’inverse, Thomas Piketty, qui feint d’être un adversaire de ce système, en est le chantre, le VRP – pour utiliser un acronyme à bien des égard désuet –, le publicitaire. Au sujet de ces gens-là, Molière avait écrit une très belle pièce de théâtre : Tartuffe. [Fin) ■
[1]https://www.lefigaro.fr/vox/economie/aux-origines-religieuses-du-capitalisme-20210122
[2]Idem.
[3]Jean Robelin, « Marx et lʼavenir du capitalisme », p. 468.
[4]Patrick Buisson, ibid., p. 305. On retrouve une réflexion analogue chez Laurent Jaffro, qui voit avant tout dans la modernité une divinisation du social, quʼil définit comme la configuration où « le divin est immanent ou coextensif à la socialité et que celle-ci ne se résorbe ou ne sʼéduque plus dans une volonté publique proprement politique telle quʼelle sʼexprime dans lʼÉtat. », « La divinisation du social », in Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault dʼAllonnes (dir.), Modernité et sécularisation, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 146. Lʼascétisme, de transcendantal, sʼest alors réduit à une dimension purement immanente.
[5] Sorte de caricature méphistophélique de la prophétie de l’irruption de la Jérusalem Céleste qui adviendra sous l’égide du Christ-Pantocrator sur lequel Léon Bloy – entre autres – a écrit tant de lignes, en particulier dans Le Salut par les Juifs et LʼÂme de Napoléon.
[6]Un programme de droite peut maintenant inclure une relance par la demande, ce qui nʼest pas dans ses habitudes ; en atteste cet interview donnée par le vice-président délégué LR Guillaume Peltier au JDD le 18 avril 2021 : « Je propose de créer un choc de pouvoir d’achat en supprimant toutes les cotisations sociales, pour les salariés comme pour les employeurs. Chaque Français verra son salaire brut devenir son salaire net : un Français qui gagne 1 700 euros net passera ainsi à 2 200 euros net ».
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Bien vu, Rémi. Le capitalisme ne sacralise nullement la propriété mais l’échange – et ceux qui en sont les maîtres. A preuve le nombre de squatts, que les autorités laissent perdurer et qui ruinent leurs propriétaires, sans aucune réaction des autorités.
Brillant article
cum grano salis : les seules institutions qui aujourd’hui interdisent le prêt à intérêt sont les banques de la finance islamiste .
Il y a d’ailleurs eu aussi tout au long de la période d’interdiction du prêt une recherche de prêt camouflé ( entre autres par les rentes ou les locations) et toute une casuistique y afférent . Ce sont sans doute les théologiens nominalistes et ceux de la seconde scolastique espagnole qui ont commencé à libéraliser le prêt ( non usuraire ) . Bref c’est une question importante mais bien difficile .