Frédéric Rouvillois explique ici très bien tout seul les circonstances et les raisons qui l’ont amené à faire cette « petite lettre à destination de nos amis de Je Suis Français ». Nous n’avons pas de divergence de fond avec sa mise en garde bienvenue à propos des dérives soixante-huitardes ou anarchisantes qui pourraient naître de la pensée de Maurras sur les libertés. Nous avons simplement voulu savoir si la formule était ou non de Maurras. Nous en doutions nous-mêmes. Il s’est avéré qu’il l’a bien utilisée. S’il y a quelque intérêt à ce débat, ce serait, en tout cas, de nous amener à creuser le sujet des libertés dans le contexte actuel. Il est vaste et complexe et nous devrions y revenir. . Nous ne l’ouvrons pas ici pour laisser la parole à Frédéric Rouvillois en le remerciant de son amitié.
Je voudrais vous remercier d’abord de l’indulgence avec laquelle vous avez rendu compte de ma petite introduction au colloque sur les Libertés organisé par l’Action Française samedi dernier, mais aussi et surtout, pour la correction historique que vous y apportez.
J’y affirmais un peu rapidement qu’à ma connaissance, la formule choisie pour intituler le colloque, « les libertés ne s’octroient pas, elles se prennent », n’était pas de Charles Maurras, qu’elle n’avait pas été utilisée par lui, et qu’elle recelait en outre une dimension anarchique, individualiste, adolescente, romantique et révolutionnaire, qui me semblait confirmer la chose – la paternité de la version originale de cette formule, « la liberté ne se donne pas, mais elle se prend », devant être attribuée à Montalembert, à Lacordaire et surtout Lamennais- dont Maurras ne cessera de vilipender « la doctrine de l’affranchissement par l’insurrection » ( Au signe de Flore, in Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence et autres textes, édition établie par M. Motte, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2018, p. 84)- dans un article d, L’Avenir daté du 29 avril 1831.
Vous avez donc pris la peine de me corriger en rappelant que, dans le numéro de l’Action Française du 20 mai 1908, et plus précisément,
« Dans la revue de presse signée Criton, pseudonyme de Charles Maurras, se trouve une critique du journal «Le Temps» qui s’inquiétait de la reconnaissance de libertés universitaires permettant des élections de délégués. Criton écrit à ce sujet :
« Nous ne sommes pas, nous n’avons jamais été pour «l’octroi» des libertés. Les libertés ne s’octroient pas. Elles se prennent. Elles ne viennent pas d’en haut, mais d’en bas. L’autorité supérieure les garantit, les reconnaît, les consacre : elle est tout à fait incapable les donner. Elles sont. On les a. »
Vous ajoutez que « la seule autre occurrence ne se trouve que dans l’AF du 29 septembre 1932, qui annonce la parution du fascicule 10 du Dictionnaire politique et critique et donne, en page 4, troisième colonne, des extraits de l’article « Liberté ». La citation est bien présente avec ladite de 1908. Effectivement, on la retrouve telle quelle à la page 448 de l’édition 1932 du Dictionnaire. »
Mea culpa, donc, mais cum grano salis : ou, si vous préférez, avec une petite précision.
Dans sa revue de presse de 1908, Maurras répond donc à un article du Temps, « le grand journal officieux du régime », relatif aux libertés universitaires, et à certains délégués des enseignants qui, explique ce quotidien, « se refusant à prendre parti contre les syndicats (…) ajoutent que tout en répudiant l’illégalité et la violence (parbleu !), ils ne redoutent pas « l’octroi de larges libertés au corps enseignant » ».
Ce que veut dire Maurras dans sa revue de presse, c’est que l’on doit aller encore plus loin que « ces révolutionnaires dont s’effraie Le Temps : c’est pourquoi il reprend expressément, avec des guillemets, le terme employé par ces derniers : « Nous ne sommes pas, nous n’avons jamais été pour « l’octroi » des libertés ». Après quoi il s’explique : « les libertés ne s’octroient pas. » Et pour insister sur ce point, il reprend le second terme de la formule de Lamennais, devenue depuis 1831 une sorte de « lieu commun rhétorique », en particulier dans les milieux catholiques combattant l’anticléricalisme qui fourniront les gros bataillons de la première Action Française, autrement dit, dans le cœur de son lectorat : « Elles se prennent ».
Mais on peut se demander s’il s’agit d’autre chose que d’un stéréotype cité pour l’occasion, au fil de la plume, dès lors que l’idée que l’on « prend » les libertés, semble au moins en dissonance, sinon en contradiction, avec le terme du raisonnement : « Elles sont. On les a.» Si elles sont, si on les a, on n’a pas à les prendre. On ne le peut même pas. On n’a qu’à les conserver et à les défendre, fût-ce contre « l’autorité supérieure » lorsqu’elle prétend les retirer à ses détenteurs légitimes, alors que son seul rôle, dit Maurras, est de les garantir, de les reconnaître et de les consacrer.
On n’a pas à les « prendre », ce qui du coup vide la formule du venin anarchiste, activiste et révolutionnaire que saluait en revanche Georges Valois devant le « Cercle Proudhon » en replaçant ce « principe qu’énonçait Maurras » ( Cahiers du Cercle Proudhon, cahier 3-4, 1912, p. 114) dans la droite filiation de l’œuvre de Sorel. Proudhon, Sorel, Valois : telle est en effet- après le Lamennais de 1831, et avant les dérives soixante-huitardes de certains royalistes que nous connaissons bien-, la constellation idéologique dans laquelle s’inscrit très clairement la formule.
C’est ainsi que je concluais ma petite introduction, en insistant sur le « Elles sont. On les a.» Et sur le fait que, par conséquent (par-dessus tout), il importe de conserver et de défendre ces libertés qui constituent notre identité.
Voici, très chers amis, ce que je tenais à préciser avant de vous remercier à nouveau, et de vous saluer très cordialement.
Frédéric Rouvillois
Délégué général de la Fondation du Pont-Neuf (think-tank) et auteur de nombreux ouvrages remarqués, Frédéric Rouvillois a notamment publié Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours (Flammarion, 2006), Histoire du snobisme (Flammarion, 2008), L’Invention du progrès, 1680-1730. Aux origines de la pensée totalitaire (Éditions du CNRS, 2011) et Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme. (Éditions du Cerf, 2020). Pour s’informer de ses travaux et publications, suivre le lien ci-dessous.
Les libertés « Elles sont, on les a », nous dit-on. Et quand on les a perdues, que fait-on? Pire, quand on a perdu conscience qu’on les avait perdues? Pire encore, quand on a perdu la connaissance de soi qui pouvait revendiquer une liberté?
On les retrouve?
L’expression semble avoir été utilisée plus de vingt ans avant Charles Maurras par Pierre Kropotkine dans Paroles d’un révolté (1885) en conclusion de son chapitre sur « Les droits politiques » dans un sens anarchiste anti-bourgeois et anti-libéral :
« Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Paroles_d%E2%80%99un_r%C3%A9volt%C3%A9/Les_droits_politiques
Que la formule soit «anarchisante» semble acquis. Cependant, sur le plan strictement intellectuel, l’anarchisme relève, en fait, d’une espèce de parodie, en tant que forme déviée de ce que l’on pourrait désigner comme l’«aristocratisme», encore que l’aristocratie authentique échappe à quelque doctrine que ce soit – c’est un genre d’«essence», si on me permet le terme, ici.
Selon ce qu’en rapporte Rémi Soulié dans le “Dossier H”, Pierre Boutang aimait à répéter une autre formule – «La monarchie, c’est l’anarchie plus un» – en assurant pouvoir l’attribuer à Charles Maurras… Je doute tellement de cette paternité que je la tiens pour abusive, et ce, en tant que vraisemblable «interprétation» d’un propos tel celui rapporté plus haut : «Les libertés ne s’octroient pas. Elles se prennent. Elles ne viennent pas d’en haut, mais d’en bas.» En dépit de toute ressemblance, c’est une idée de la chose en tous points «contraire» à celle que s’en fait l’anarchisme. En effet, l’anarchiste voudrait se situer lui-même «au-delà» des contingences sociales – point de vue strictement individualiste, qui n’a rien d’«aristocratique» et tout du «plébéien inculte», pour reprendre la formule de Nietzsche brocardant Socrate, le Socrate tel qu’il pouvait apparaître aux yeux de certains «progressistes» et autres révolutionnaires des XVIIIe-XIXe siècles.
En effet, LES libertés (au pluriel !) doivent être distinguées de LA Liberté, laquelle est exclusivement intérieure ; elle n’est, donc, socialement, ni du «haut» ni du «bas» mais DU CIEL, ce qui la rend irréductible à toute conception des «droits politiques». En revanche, politiquement, il est une autre formule– dont je crois qu’elle peut être attribuée à Maurras – qui découle directement de ses observations sur la reconnaissance de libertés universitaires permettant des élections de délégués, observations évidemment limitées à la question traitée mais dont le raisonnement peut tirer quelques conséquences non hypothétiques et, en quelque sorte, «expérimentales» ; au nombre de celles-ci, celle-là : «Les libertés, en bas ; l’autorité, en haut.» Et voilà que cela n’a plus rien à voir du tout avec quelque «anarchisme» que ce soit, aussi élevé doctrinalement que l’on puisse l’imaginer.
Eu égard à l’ignorance déplorable de l’anarchisme pour tout ce qui concerne l’élévation intellectuelle et/ou artistique, une anecdote historique me semble la résumer chez Michel Bakounine ; la voici, en vitesse :
Aux temps de 1848, Richard Wagner avaient participé aux «événements» et se trouvait très lié amicalement avec Bakounine. Il allait diriger la «Neuvième Symphonie» de Beethoven, en Suisse, où tous deux étaient plus ou moins «réfugiés». Il invita son ami pour l’occasion. Or, se retrouvant après le concert, enthousiasmé, Bakounine déclara : «Après la Révolution, nous détruirons tout l’art bourgeois SAUF LA NEUVIÈME SYMPHONIE !» (c’est évidemment moi qui souligne)… Cela démontre que l’anarchisme hait ce qu’il ne veut pas chercher à connaître, en raison de préjugés, et que c’est sur ceux-ci qu’il établit SON droit imprescriptible à l’idée qu’il se fait momentanément de ce qu’est la liberté, d’où, cet élément de doctrine «libertaire», selon lequel «Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent».
Certains propos de Maurras ont pu prêter à «interprétation» plus ou moins individualisante – certes, mais, seulement ! –, dans la mesure où de bien moins férus d’intelligence se sont essayés à quelques dialectismes controuvés, digne des sophistes mis en morceaux, jadis, par Platon.
Il ne faut se laisser troubler par certaines apparences.
Maurras a aussi écrit que « l’anarchie, vaut ce que vaut l’anarchiste ». Il en est sans doute de même pour ce qui est des libertés.