Par Vladimir Volkoff.
[Il est conseillé de se reporter à notre présentation de cette série Du Roi si l’on veut connaître les circonstances de sa création].
Du Roi.
La royauté est un humanisme, non pas abstrait mais en acte, et cela de trois façons.
Premièrement, c’est le seul système de gouvernement qui fasse ouvertement passer l’homme avant les institutions. Tabler sur la primogéniture plutôt que sur la majorité des suffrages, il y faut une forte dose de foi en l’homme. C’est préférer l’individu incarné à ses qualités hypothétiques. C’est admettre qu’un chose aussi sérieuse que le gouvernement puisse se fonder sur le plus incertain et souvent le moins bien fondé des sentiments : l’amour humain, un amour, de surcroît, posé par définition comme mutuel.
Là où Racine déclare que l’amour porté au prince va de soi, Ronsard affirme comme une évidence que :
…un roi chrétien est doux et débonnaire,
Et comme son enfant duquel il a souci,
Vrai père, aime son peuple et sa noblesse aussi.
Au reste, cet amour ne doit pas être une passion égoïste :
Sire, ce n’est pas tout que d’être roi de France….
Le roi sans la vertu porte le sceptre en vain.
Conception exigeante des relations politiques. Nous en avons perdu l’habitude, et nous la trouverions peut-être lassante pour les deux parties. Aussi opposée que possible, en tout cas, aux moeurs anonymes de l’isoloir.
Deuxièmement, le roi apparaît comme l’homme type, l’homme universel, l’Homme tout court.
Ce n’est pas seulement pour des raisons de convenance que tant de personnages tragiques portent le cothurne royal. Homère, Shakespeare, Racine, Anouilh, Pirandello et combien d’autres ont vu dans la fonction royale un piédestal pour l’homme, comme si les passions chantaient plus clair à ce niveau d’élévation. Eugène Ionesco a retrouvé cette veine éternelle lorsque, voulant dépeindre la mort de l’homme, il a écrit le Roi se meurt : il avait vu que tout homme est roi dans la mesure où tout homme est le centre de son propre univers.
Il s’agit, bien sûr, de l’homme total, de l’homme hermaphrodite de Platon, de l’Adam de la Bible avant qu’Eve n’ait été tirée de lui. Bertrand de Jouvenel a montré comment le symbole féminin de la couronne et le symbole viril du sceptre faisaient du roi un homme complet. La royauté est le seul régime bisexué. L’animus et l’anima y sont également importants.
Troisièmement, si le roi, triptyque fermé, reproduit les structures fondamentales de l’homme, le roi, triptyque ouvert, c’est-à-dire apparaissant sous la forme de la famille royale, reproduit les structures de la cellule fondamentale de l’humanité.
Les candidats des divers partis à tel ou tel emploi de la république peuvent bien, à l’américaine, faire donner femmes et enfants pendant la campagne électorale : on sait qu’une fois élus ils les renverront à leurs études et à leurs bridges. S’ils ne le faisaient pas, on y verrait je ne sais quel abus de l’intégrité républicaine. La femme du chef de l’Etat fait à peine exception : elle n’est là, dans le meilleur des cas, que pour la décoration. Il faudrait qu’elle fût folle pour réclamer la moindre part au gouvernement de la république. Un élu, en tant qu’élu, est un homme seul ; une élue, en tant qu’élue, est une femme seule.
C’est tout à rebours de la royauté. Un roi seul n’est plus roi. Sans père, il est illégitime; sans reine, il est stérile; sans héritier, il est déjà mort.
I. Du roi comme père
C’est un lieu commun que le roi est le chef de son royaume comme le père l’est de sa famille.
Il n’importe pas que, à notre époque, l’autorité soit plus ou moins également répartie entre les deux parents et que la famille constitue, pour ainsi dire, une monarchie bicéphale. Les archétypes ne changent pas en même temps que le code civil, et, quand nous aurons pris acte que les mères sont devenues un peu pères et les pères un peu mères, nous n’aurons pas modifié leurs rôles fondamentaux.
Comme au roi, l’on s’est toujours accordé à reconnaître au père un caractère sacré. Parce qu’il donne la vie ? Pas seulement.
Comme le roi, le père a besoin d’être exorcisé parce qu’il est la force physique et peut en être l’abus. Il est la virilité et peut être la violence. Le père apprend à s’endurcir, à se salir. A la chasse, il enseigne le meurtre; si cela se trouve, il l’enseignera aussi à la guerre. Je suis homme parce que j’ai un père : c’est à travers lui que j’ai reçu cette tare mystérieuse que, depuis saint Augustin, on appelle le péché originel.
Comme le roi, le père suscite la gratitude. Le père, c’est la nourriture et la sécurité. Le père, c’est le progrès, car c’est de lui – ou d’un autre père semblable à lui – que j’apprendrai mon métier. Le père, c’est la justice, car il me punit et me récompense selon mes actions, ce qui me donne bonne conscience. Mon père, qui est plus fort que moi, n’est pas obligé d’être juste; il pourrait me traiter en esclave; peut-être même en aurait-il le droit, puisque sans lui je ne serais rien. Mais ce n’est pas ainsi qu’il en agit avec moi : m’ayant tiré du néant, il m’aide à devenir moi-même, quelquefois à ses propres dépens. Comme c’est bon d’avoir un père ! Et comme il est naturel d’en remercier le Père des pères !
C’est ainsi du moins qu’on a senti pendant des siècles. Depuis le début de la civilisation, l’archétype paternel a été partout l’objet d’une vénération constante. Des mots comme patrie, patriotisme, patriarche, patricien, patron, patronage, patrimoine recevaient une adhésion spontanée. Des pères conscrits au père du régiment, de Jupiter à Jéhovah, toute supériorité s’assimilait naturellement à une forme de paternité. Certaines cités antiques prévoyaient les peines les plus atroces pour les parricides; d’autres n’en prévoyaient pas, le meurtre du père étant jugé impossible.
J’ai montré ailleurs qu’Hamlet et Le Cid, tragédies presque contemporaines, avaient des moteurs semblables – dans l’une comme dans l’autre il s’agit avant tout de venger un père – et j’ai cru pouvoir dater de cette époque, le début du XVIIème siècle, l’amorce d’une décadence de l’image paternelle dans la culture occidentale. Sujet de thèse : étudier comment les pères nobles de la tradition sont peu à peu devenus les pères ignobles de Dickens et de Dostoïevski.
La société a évolué dans le même sens. Pendant des siècles la cité s’était voulue une reproduction en grand de la famille, mais à mesure que « Je vous dois le jour » était remplacé par « Ils n’ont pas demandé à venir », la notion de libre association, de contrat social s’affermit. Cent ans avant Freud, la révolution oedipéenne a tout naturellement abouti à la décollation du roi et du père par le même couperet. Cela, moins au nom de la liberté et de l’égalité que, paradoxalement, au nom de la fraternité.
Le paradoxe n’est qu’apparent. Manifestement, des frères sans pères ne pourront être que des infusoires ou des clones, pas des hommes, et c’est justement là le but poursuivi : libérer l’homme non pas d’un quelconque asservissement politique mais, en dernier ressort, des contraintes de sa nature même; le marxisme est parfaitement franc sur ce point.
Obstacle : le père, qui apparaît comme le garant, l’auctor de la nature humaine. On ne pourra pas jouer à des jeux idéologiques avec des hommes, les conduire vers des avenirs radieux fondés sur des abstractions-panacées, ni même leur faire croire qu’ils sont égaux donc interchangeables, tant qu’ils se rappelleront d’où ils sortent et dans quel ordre ils en sont sortis. Les aînés, les puînés, les cadets forment une structure organique dont la Révolution s’est précipitamment débarrassée : il lui fallait des alignements indéterminés de jumeaux sortis tout droit de l’incubateur.
Or, à son niveau, le roi est le père par excellence, le garant explicite de la paternité. Les rois ne naissent pas par l’oreille; on n’imagine pas de dauphin-éprouvette; les reines de France qui accouchaient en public l’ont assez prouvé.
C’est pourquoi, si jamais nous songions à créer à nouveau la royauté, nous devrions nous appliquer d’abord non pas à fomenter des complots ou à lancer des campagnes de publicité, mais, rentrant en nous-même, à instaurer dans nos familles des relations de père à fils sur qui la royauté, à la fois éternelle et moderne, pourrait se modeler.
Cela même ne serait pas possible tant que nous n’aurions pas appris à rendre hommage à l’icone de la paternité qui luit au fond de nous. Beaucoup d’entre nous la portent comme père ou comme mère ; tous comme fille ou fils. Certains sont satisfaits de leurs parents ; d’autres déplorent leurs erreurs ou leurs négligences; mais nous n’avons pas de sujet de méditation qui soit plus profondément gravé en nous que le mystère de notre naissance, auquel celui de la royauté est si intimement lié. [Série Du Roi, à suivre] ■
Vladimir Volkoff — Wikipédia.
La Galerie des Rois au portail de Notre-Dame : 28 statues figurant les rois de Juda
Dernière publication le 27 mai 2021.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Et Volkoff avait accordé un entretien à JSF-papier, paru dans le numéro 59 de décembre 1982. Beau souvenir !