PAR PIERRE BUILLY.
Moi, Daniel Blake de Ken Loach (2016).
« Vous qui entrez ici, quittez toute espérance… ».
Voilà longtemps que j’avais envie de regarder un film de Ken Loach, ancré dans une veine de révolte, de rejet de l’horreur économique (selon l’expression de Viviane Forrester, auteur d’un livre de ce nom). Dieu sait pourtant si je ne partage pas les rêveries marxistes du réalisateur ; mais, de la même façon que j’apprécie le cinéma de Robert Guédiguian, évidemment plus ensoleillé, plus fraternel, plus charnel (et qui se passe pour l’essentiel, à Marseille et dans les environs), je trouve bien nécessaire que des cinéastes braquent leurs caméras sur des réalités sociales que les téléfilms sucrés ne veulent pas voir.
Cinéma de Ken Loach, de Robert Guédiguian, donc, mais aussi des frères Dardenne. Ou de Stéphane Brizé. Et de fait Moi, Daniel Blake m’a fait évidemment songer à La loi du marché qui se déroule dans un milieu social un peu supérieur et avec les parachutes et amortisseurs que le fameux modèle social français offre avec une certaine bienveillance hypocrite à ceux qu’il a résolu de mettre sur le côté et donc de se débarrasser, à plus ou moins long terme. Les premiers de cordée avancent résolument vers un avenir mondialisé, prospère et innovant, mais ils ne jettent naturellement pas le moindre regard sur ceux qui les suivent, ou sont censés les suivre et qui dévissent de plus en plus fort et de plus en plus vite.
Daniel Blake (Dave Johns), qui atteint la soixantaine et vient de perdre sa femme, Molly, qu’il aimait profondément et qui souffrait de problèmes psychiatriques, est un charpentier fier de son métier. Mais il vient de subir une attaque cardiaque et ne peut plus reprendre son travail sans l’aval de ses médecins, alors même que la compagnie privée qui gère l’aide sociale pour le compte du Pôle emploi britannique et qui fait la chasse aux flemmards et aux truqueurs l’enjoint de faire la preuve qu’il cherche réellement un boulot.
Dans un système qui semble n’avoir pour but que l’exclusion des laissés pour compte de la croissance, dans une région, le Northumberland, nord-est de l’Angleterre dévastée par la mort de l’industrie traditionnelle, le parcours des relégués ne peut être qu’une suite de chausse-trapes, à tout le moins un parcours d’obstacles qu’on dirait conçu avec un certain vice pour empêcher ceux qui se noient de sortir la tête de l’eau.
C’est, il me semble, moins simple que ça. C’est bien davantage l’absolue incompréhension entre deux mondes qui ne parlent plus du tout le même langage tout en employant les mêmes mots. Les uns vivent dans un système rationnel, éduqué, fluide et sont montés avec enthousiasme, ou même fièvre, dans le train du Progrès (réel ou perçu comme tel). Les autres sont demeurés ancrés dans une société traditionnelle, plus humaine et plus lente, plus adaptée à leurs moyens ou à leur goût de vivre autrement. Comment veut-on que ces deux mondes dialoguent ? Ceux qui sont dans le train, y compris les employés subalternes du dernier wagon, à peine différents de ceux qui s’épuisent à courir sur le quai pour s’accrocher, n’ont plus grand chose à voir avec les délaissés. C’est comme ça et on dirait qu’on n’y peut pas grand chose.
Tout cela, qui est filmé avec sensibilité par Ken Loach, rappelle extrêmement ce qui se passe aujourd’hui en France, des strates qui se côtoient, s’interpellent mais finalement n’ont plus rien à se dire et la meilleure volonté du monde, si tant est qu’elle puisse se manifester, n’y changera rien.
Demeure un peu la douceur de la solidarité, quelque chose qui pourrait presque ressembler à de l’amour entre Blake et la jeune Katie Morgan (Hayley Squires), mère célibataire de deux enfants, chassée de l’opulente Londres vers les terres pourries de la désindustrialisation et de la misère…
On aurait aimé que le film se terminât sur une note un peu moins dramatique, pour qu’il ne tutoie pas le romanesque. Mais tel qu’il est, il fait souvent monter l’émotion au cœur.
Et c’est ainsi que les festivaliers de Cannes, en 2016, ont acclamé sa Palme d’Or. Ce qui ne les a pas empêchés, ensuite, d’aller vider des hectolitres de Dom Pérignon. Mais j’ai déjà dû écrire ça quelque part. ■
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