Ceux parmi nos lecteurs qui liront cet article – plutôt bien ficelé dans son genre qui est celui des vanités – auront le double avantage de connaître par le menu tout un pan de la vie d’un certain Marseille et de comprendre le pourquoi de notre titre où il est surtout question de voyoulâtrie. Néologisme ô combien justifié eu égard à la réalité décrite ici. On peut ranger cela parmi les miasmes de la postmodernité. Il n’y a pas de quoi la célébrer avec des chants et des apothéoses !. C’est long, horrifiant, pas ragoûtant du tout, mais devons-nous nous voiler la face ou connaître les réalités de notre monde ?
Cinéma : Dylan Robert, une vie plus forte que le cinéma
par Lisa Vignoli
Publié le SAMEDI, 12 JUIN 2021 © Photographies Olivier Metzger
On l’a vu crever l’écran dans « Shéhérazade », qui lui a valu le césar du meilleur espoir, puis dans la série « Vampires » de Netflix ou dans « ADN » de Maïwenn. Mais le quotidien de Dylan Robert ferait un film meilleur encore. À peine sorti de prison au mois de février, il a tout raconté à Lisa Vignoli.
En mars 2021, plus d’un an après, un appel : « Vous avez cherché à me joindre ? » L’homme est poli : je l’ai harcelé, oui. Il s’appelle François et son accent du sud réchauffe le dos. À cet instant, c’est tout ce que je sais de lui. J’ignore son nom, son métier, mais j’ai compris qu’il pouvait me mener jusqu’à Dylan Robert. François me reçoit un matin, des yeux pétillants, un grand sourire franc. Il considère Dylan comme un membre de sa famille, à la manière d’un oncle éloigné. D’ailleurs, pendant qu’il me parle, un « De Niro Neveu » s’affiche sur son téléphone. Il décroche, discute un instant, puis se dirige vers la porte. « OK, je t’ouvre. » Cela fait plus d’un an que je suis à ses trousses et Dylan Robert se trouve là, devant moi. Veste zippée noire, cheveux tirés en arrière, quelques pschitts de Dior homme. Durant tout le temps où je le cherchais, il était en détention. Treize mois entre quatre murs, aux Baumettes puis à la maison d’arrêt de Draguignan. Une éternité. Début février, un juge a fini par le placer sous contrôle judiciaire, en attendant un procès en 2022.
Il retire son masque, m’observe. « Quand je suis rentré en prison, on parlait du virus ; je sors, et ce n’est toujours pas fini », dit-il pour engager la conversation. On échange des banalités, la météo (froide mais belle), la série qu’il a vue la veille sur Netflix (Caïd). Il connaît la plupart des acteurs, les aime, mais la façon dont les cités de Marseille sont parfois filmées le met en rogne. D’emblée, il me tutoie : « Il y a tellement de matière ici en vrai. Si tu savais, ça me rend fou. » Il se lève, va chercher une canette de soda. Je dois le scruter un peu trop car il se plaint d’avoir pris du poids. « 72 kg », précise-t-il. Sa taille est fine dans son jean slim mais « obligé », il va se remettre au sport. Quand il se rassoit, un éclair de gravité traverse son regard : « Dis-moi, c’est quoi ton projet ? » Raconter son histoire, toute son histoire. L’enfance, les amis, la rencontre avec le cinéma, la célébrité, la prison, la lumière comme l’ombre ; ne rien cacher. Il écoute attentivement, caresse l’égratignure qui zèbre sa main gauche, se redresse, s’étire comme un félin et me dit, droit dans les yeux : « OK, on y va. Mais mon histoire, tu sais, les gens ils sont pas prêts. »
Dylan Robert est né au début de l’an 2000 à Marseille. Sa sœur aînée, Camélia, a le même visage que lui avec de grands yeux verts. Assez vite, le père disparaît du paysage. Leur mère les élève seule. Heureusement, pas loin, il y a les grands-parents maternels : Émile Robert (dont Dylan porte le nom) et son épouse. Lui est d’ici ; elle de Sfax, en Tunisie. L’été, ils passent un mois « au bled » tous ensemble et c’est le bonheur. Le reste du temps, ils habitent aux Olives, dans le XIIIe arrondissement de Marseille. Une ambiance de village loin du centre-ville. Des maisons traditionnelles, une paroisse, un tabac et au bout d’une longue allée de platanes, une cité construite dans les années 1960. Neuf bâtiments de quatre étages et juste en face, un stade de football. Pour Dylan, c’est la définition du paradis. Tout petit déjà, il a le droit de jouer dehors, et tout le temps. « Je kiffais, se souvient-il, même si on comprend vite ici ce qu’est un guetteur » – un gosse payé par les grands de la cité pour faire le guet quand ils dealent, et donner l’alarme dès que la police débarque.
À 7 ans, il a compris les bases de l’économie parallèle quand sa famille déménage. Adieu les copains, les parties de foot sans fin : le voilà désormais boulevard National, à deux pas de la gare Saint-Charles, dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. « Je pleurais tous les jours », se souvient-il. Dès l’école primaire, il décroche, se fait virer à plusieurs reprises, change d’établissement « près de dix fois ». « Quand t’es petit, tu choisis pas tes amis. C’est comme tes frères, ces gens-là. Vu que t’es resté avec eux depuis toujours, tu vas aller dans la même classe qu’eux parce que tu comprends rien à l’école comme eux, que t’as la tête dure comme eux… » Il a même une catégorie pour ses camarades : « les cas sociaux », les « cassos », et le mot chez lui n’exclut pas la tendresse. Un silence, il reprend : « La règle dans ces endroits-là, c’est : “Les cassos avec les cassos et ceux qui travaillent bien avec ceux qui travaillent bien.” »
Il a 13 ans quand son petit frère, Djibril, met le feu à leur appartement par accident. Vite, Camélia tente de sauver les dernières affaires. Les services de la ville relogent la mère dans un hôtel Ibis près de la gare, tandis que les trois enfants trouvent refuge chez les grands-parents. Il faut faire comme si de rien n’était, s’adapter, affronter la vie sans se plaindre, quand un autre drame survient : Émile, le papy adoré, meurt. « C’est là que j’ai commencé à me faire grandir tout seul. Et là que j’ai pris la haine. Là aussi que mon nom a commencé à tourner dans le quartier. »
Fumette, bagarres, racket, le quotidien glisse peu à peu. Quand il se pointe en sixième, à 14 ans, ses amis et lui savent que « l’or se négocie à 18 euros le gramme » à la sauvette, et ils soupèsent de petits cailloux pour imaginer leur fortune à venir. Il file à toute blinde sur son scooter, fait des roues arrière comme personne et les filles du collège le regardent comme un demi-dieu. Les profs ? Il les croise à peine. Sa vie est déjà ailleurs : « Je disais à mes potes : “Monte derrière moi. On roule sur le trottoir et on s’arrête plus.” » « On » multiplie ainsi les vols à l’arraché, portables, sacs à main, aussi vite revendus. « On s’est rempli les poches à fond et tout le monde a voulu faire pareil. » Parfois, « on » va aussi faire un tour sur le port maritime où accostent les bateaux de croisière, histoire de coller la trouille aux touristes à peine débarqués. « Gamin, j’étais déjà un bandit, mais un vrai bandit. » Il devine bien que sa vie ne sera pas tout à fait normale mais bon, ici, qu’est-ce qu’une vie normale ?
Lorsqu’il a 15 ans, un accident de la route l’immobilise sur un fauteuil durant des mois. Il était derrière un copain qui roulait plein gaz quand leur scooter a percuté un 4×4 en sens inverse. « Ça aussi, ça m’a rempli de haine. Les potes me disaient : “On va venir te chercher, faut que tu sortes prendre l’air.” Ma mère m’aidait à me préparer et ils n’arrivaient jamais. La nuit, dans ma tête, je les insultais. »
Les yeux rougis
À sa sortie, un soir de Noël, Dylan et sa bande de « cassos » passent au niveau supérieur : ils empoignent un type au pied de son immeuble, le conduisent de force vers un distributeur de billets et lui ordonnent de retirer du liquide. Personne ne s’est méfié des caméras de surveillance. « On était petits, on n’avait pas les repères. On mettait des capuches et puis c’est tout. » Il est arrêté à 16 ans et demi, condamné à quatre mois de prison pour extorsion. Direction le centre de détention pour mineurs. Derrière les barreaux, il dissimule son désespoir en plaisantant sans cesse. Une éducatrice pénitentiaire plus attentive que les autres se prend d’affection pour lui. Elle se prénomme Émilie et veut croire que cet ado-là peut s’en sortir. Il ne sait ni lire ni écrire, et alors ?
« Toi, tu as la tchatche, tu devrais faire acteur, lui dit-elle.
– Arrête de m’embrouiller, s’il te plaît. »
Le bruit court qu’un réalisateur cherche des jeunes à Marseille pour un premier long-métrage. Émilie s’entête, promet à Dylan de pousser son dossier de remise en liberté s’il passe les essais. « Trouvons d’abord un taf, n’importe lequel, et on le fera, ton casting. » Il dégote un travail dans une épicerie de quartier et se rend aux auditions. Ce jour-là, il porte un blouson rouge et, face à la caméra, son regard trouble laisse deviner qu’il a fumé un joint pour se donner du courage. « Qu’est-ce que ça te fait d’être là ? » lui demande la directrice de casting, Cendrine Lapuyade. « Je vois que je suis libre, y a pas de barreaux aux fenêtres. » Sa voix détonne, un grand courant de vérité. Son corps prend la lumière, occupe l’espace. Dans la semaine, coup de fil de la production : « Le réalisateur t’a trouvé super, reviens demain mais on veut te voir les yeux blancs. »
Il faut visionner ces rushs originels pour s’en rendre compte. Dylan Robert a un physique, une présence dont on a du mal à se détourner. C’est une chance mais il doit la travailler : sa diction n’est pas bonne et sa palette linguistique encore réduite. Séances avec un orthophoniste, cours d’élocution, il s’accroche… Quand les répétitions commencent, la production lui verse 500 euros par semaine. Il se tourne vers Émilie, étonné : c’est vrai, tout ça ? Oui, son rôle est indispensable et tout le monde le traite avec égard. « Dans ma vie jusque-là, c’était tout le contraire. »
Sur la pellicule, il incarne Zachary, un adolescent de 17 ans qui sort de prison et rencontre Shéhérazade, une gamine à la dérive dont il va tomber amoureux sans le vouloir et devenir son proxénète sans le savoir. À revoir la première scène aujourd’hui, on se rend compte, avec le recul, qu’elle prend une résonance vertigineuse : au moment où Dylan/Zachary s’apprête à quitter la maison d’arrêt, les gardiens lui lancent un ironique : « À bientôt ! » Et lui, plus malin qu’eux, éclate de rire : « Comment ça “à bientôt” ? »
Pendant le tournage, il progresse vite. Chaque prise est meilleure que la précédente. Il en oublie parfois la caméra, se recoiffe dans le reflet de l’objectif. Le réalisateur, Jean-Bernard Marlin, un génie obsessionnel de 39 ans, sait se montrer doux et patient. Dans son esprit, le cinéma doit se situer au plus près de la réalité sociale. Il veut filmer l’instinct de ses acteurs et ce qui leur échappe. Ne pas trop les contrôler mais les tenir quand même, eux qui sont tous encore des amateurs. Son précédent court-métrage, La Fugue, a été distingué au festival de Berlin, mais là, une force extérieure semble avoir béni le plateau. Kenza Fortas, la jeune fille qui joue Shéhérazade, se révèle magnétique. Quant à Dylan Robert, il crève l’écran. Un matin, le cinéaste leur lance : « Avec ce qu’on est en train de faire, je vais diriger en Amérique, moi. » Dylan le recadre, taquin : « Écoute JB, si ça passe sur France 3, c’est déjà beau. »
« T’as joué dans un film, toi ? »
Un jour de plein mistral, François Darietto me raconte son histoire. Il est né en 1965, a grandi dans une HLM de Pont-de-Vivaux, près de l’hôpital de la Timone, avant de devenir policier. Après dix années à la brigade anticriminalité de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, il est revenu à Marseille pour rejoindre l’office antistupéfiants. Une vie de flic, toujours sur le terrain. Dans les quartiers nord, il connaît la plupart des narcotrafiquants. Il en a arrêté certains, identifié d’autres étendus raides sous un drap blanc. En janvier 2018, après un énième règlement de comptes sanglant, il quitte les stups pour un autre service. L’écriture le travaille. Ce qu’il voit chaque jour l’inspire. Alors dans son coin, il noircit des pages sur cette jeunesse enragée, prête à tout pour devenir riche avant 30 ans. Une fois, dans l’arrière-boutique d’une épicerie défraîchie, il croise une bande de minots torse nu en train de taper le carton. L’un d’eux a des mèches blondes et un tatouage « Vatos un jour, vatos toujours » au-dessus du cœur, en référence au gang latino du film Les Princes de la ville (Taylor Hackford, 1993). Il a aussi la réputation d’avoir fait l’acteur pour le cinéma. François l’aborde :
« T’as joué dans un film, toi ?
– Oui.
– Qu’est-ce que tu fous encore là, alors ? »
Dylan lui raconte le tournage : c’était bien mais il n’a pas eu de nouvelles. Peut-être que ça ne sortira jamais. De toute façon, il n’a pas d’adresse e-mail et change souvent de téléphone. Entre les deux hommes, le courant passe. Ils se revoient, se racontent leurs histoires. François lui crée une boîte électronique, l’écoute, le réconforte : ce film sera un jour à l’affiche, il faut juste apprendre le temps long. Le monde du cinéma, ce n’est pas celui du quartier où les potes d’enfance, toujours derrière lui, appellent toutes les deux minutes en répétant « T’es où ? Tu fais quoi ? »
Mai 2018, tonton François avait raison : avant même sa sortie en salles, Shéhérazade est sélectionné au festival de Cannes, dans la section de la Semaine de la critique. Dylan embarque sa sœur et sa mère sur la Riviera. Pour une fois qu’il ne les entraîne pas dans une galère, plaisantent-elles. Sur place, ils ont droit à une suite au Martinez, le palace mythique « pile en face de la plage ». Tout les étonne. Un couturier vient prendre les mesures de Dylan, son vestiaire est étudié pour les séances photo. On l’invite au patio Canal + et sur les plus belles terrasses de la Croisette. Quel drôle de monde quand même où de parfaits inconnus lui donnent du « comment tu vas Dylan ? » au premier regard, comme s’ils avaient grandi ensemble aux Olives.
Arrive le soir de la projection. Au fil des minutes, la surprise cède à l’admiration. Le film est âpre, brutal, splendide aussi, et les critiques autour de moi cherchent leurs mots. « Le film porte le nom d’une fille mais le héros qu’on suit plan à plan, c’est lui [Dylan Robert] », relève Libération. Le Figaro s’enflamme pour son jeu et celui de Kenza Fortas : « Aucun acteur professionnel ne pourrait bouger ni parler comme ils le font. Le naturel, ça ne s’invente pas. C’est beau comme du Pagnol. En plus cru et violent. » Voilà Marius et Fanny conviés sur le plateau de Léa Salamé. Quand la journaliste demande à Dylan ses premières impressions de festivalier, il esquisse un sourire : « Personne ne capte s’il fait nuit ou jour, ici. C’est juste : tu fais une sieste, tu reviens, tu peux faire la fête, tu fais une sieste, tu reviens. » Ça y est. Il a déjà saisi toute l’absurdité d’un monde plein d’artifices qui soudain le regarde.
Alors quand l’attaché de presse du film lui indique qu’il ne montera pas les marches en même temps que les actrices, parce que c’est une journée spéciale dédiée aux femmes, il le prend mal, comme un manque de respect : « Quand tu es malicieux, tu vois tout de suite si quelqu’un te fait du vice. » Lui aussi veut fouler le tapis rouge avec le reste de l’équipe : sur son contrat, il est écrit « acteur principal ». Si on le relègue en arrière-plan, il n’a rien à faire ici. Inutile de palabrer, sa décision est prise, il s’en va. Le temps de prévenir sa mère et sa sœur, il range ses affaires au Martinez, et file. Dans l’escalier du cinq-étoiles, il fait autant de bruit que sa valise. « Je crois que j’ai fait peur aux gens qui étaient là. »
Maintenant, il rumine. Cet univers de faux-semblants n’est pas le sien, il faut s’en méfier ; tout ça, c’est de l’écume. De retour à Marseille, la pression retombe. Il respire à nouveau. « Je me sentais mieux au pied de mon immeuble que devant la plage ou en vacances. C’est normal, ça ? » Les copains d’enfance, eux, n’ont pas bougé, fidèles au poste. Il enfile sa tenue de bitume, baskets-survêtement, et c’est reparti : virées à moto, soirées barbecues, du son dans les oreilles, toujours une « connerie à faire » souffle-t-il.
Le 5 septembre 2018, Shéhérazade est enfin à l’affiche, diffusé dans une centaine de salles en France, surtout les MK2 et les cinémas d’auteur. Le soir même, Kenza Fortas et Dylan Robert sont invités sur le plateau de l’émission Quotidien. Yann Barthès parle du « plus beau film de la rentrée », au grand bonheur des deux acteurs. Dylan a ce qu’il faut d’exotisme marseillais pour capter le téléspectateur. Il porte une chemise hawaïenne, a les cheveux longs lâchés, et ce sourire immense. Entre deux compliments, le présentateur l’interroge sur son départ précipité du festival de Cannes. « J’ai voulu prendre un peu de distance avec les caméras, élude-t-il avec habileté. Et puis je préfère Angoulême. » Les acteurs ne lavent pas leur linge sale à la télé, il l’a compris. Pour lui, son avenir est là, dans le cinéma. Plus question de commettre le moindre faux pas.
Tout s’enchaîne comme dans un rêve. Le 13 novembre, son nom surgit sur la liste des 17 acteurs masculins en lice pour le césar du meilleur espoir. Cinq jours plus tard, il atterrit à Séville pour représenter l’équipe de Shéhérazade au festival du film européen. Il n’a pas encore 18 ans, un traducteur l’accompagne et quand le prix du meilleur long-métrage est décerné, l’émotion le dépasse. On l’applaudit à tout rompre. « De l’adrénaline, j’en ai eu dans ma vie mais comme ça, jamais, se souvient-il. C’était différent, je découvrais, je le sentais dans mon corps. » Même son allure commence à changer. Il s’est redressé, porte une queue-de-cheval basse, des chemises noires à col mao ; on dirait un torero prêt à entrer dans l’arène.
Au fond de lui pourtant, quelque chose ne va pas. Plus il avance, plus il a peur de perdre. « Je profitais de ce qui m’arrivait mais je ne savais pas si ça allait durer », me dit-il un jour de printemps. Des questions tournent en boucle dans son esprit. Et si tout ça s’arrêtait aussi net que c’était venu ? Et que se passera-t-il ensuite ? Devra-t-il trouver un boulot ? Et lequel, au fait ? Chaque moment de vide le remplit d’angoisse. Hier, il ne connaissait rien du métier d’acteur ; aujourd’hui, il ne sait faire que ça. Grâce au cachet du film, il a offert une maisonnette à sa mère, dans un village du Vaucluse. « Je me disais parfois : “Avec toute cette gentillesse, toutes ces personnes qui croient en moi, est-ce que je serais capable de remonter sur une moto et faire du mal à quelqu’un ? Est-ce que j’ai encore ce truc-là en moi ?” »
Il sait comment les mauvais coups arrivent. Entre copains, par effet d’entraînement, par fierté aussi. « Ce mot de fierté, c’est le plus important du quartier, me dit-il un autre soir. Tout ce que tu fais ici, c’est par fierté. Bien jouer au ballon, porter une nouvelle paire de chaussures, même pas parce qu’elle est belle mais parce que tu veux la même que tout le monde. Pour la fierté, tu vas t’approprier de la haine, du courage. C’est un sentiment de merde qui se balade dans toutes les cités et dans toutes les têtes. C’est ce mot-là qui gâche les jeunes, il faut le comprendre. » Il marque une pause, songeur : « J’ai mis du temps à le comprendre. Dans le passé, ma fierté m’a emmené là où je n’aurais pas dû aller. »
« J’suis égaré ! »
Peu avant le festival de Séville, son nom est remonté sur les radars des policiers. Il n’en sait rien. François n’est pas au courant non plus mais ses collègues de la brigade criminelle enquêtent sur son protégé. Ils soupçonnent Dylan et un autre jeune d’avoir attaqué un restaurateur de la Valentine, dans l’est de Marseille, le 25 octobre 2018. Les deux garçons l’auraient menacé avant de lui voler son Range Rover et ses effets personnels. On a retrouvé l’ADN du copain de Dylan à l’intérieur du véhicule ; leurs téléphones ont borné à proximité du lieu de l’agression. La « crim » veut aller vite.
Au moment où le cinéma lui fait les yeux doux, le jeune acteur est placé sur écoute. Les enquêteurs ne perdent rien de ses conversations. Élisabeth Tanner, l’agent des stars (Sophie Marceau, Niels Arestrup, Charlotte Rampling…) qui a inspiré le rôle d’Andrea Martel dans la série Dix pour cent, s’intéresse à lui. Il est flatté mais perclus de doutes : aura-t-elle vraiment le temps de s’occuper de lui ? Sa carrière va décoller, François le lui répète. Lui-même vient d’achever l’écriture de son premier livre, Rezo, un polar trépidant sur la relation ambiguë entre un agent des stups et un baron de la drogue. Il veut en faire un film, peut-être une série. Les producteurs ne sont-ils pas plus que jamais à la recherche d’histoires vraies ?
Au début de l’année 2019, Dylan Robert est invité au dîner des révélations du cinéma, organisé par Chanel sous la coupole du Petit-Palais, à deux pas des Champs-Élysées. Il y croise Monica Bellucci, Guillaume Canet, Leïla Bekhti, Gaspard Ulliel, et même s’il a encore du mal à tenir de longues conversations sur « les-intentions-du-réalisateur », il ne regarde plus ses lacets quand on lui tape dans le dos. Tout le monde lui trouve un charme fou. Les photographes hurlent son prénom lors du photocall : « Dylan ! Dylaaan ! » Lui en profite pour poser à côté de Marion Cotillard. Elle passe sa main dans son dos et lui presse le bras. Il se demande si son cœur ne s’est pas arrêté de battre. Marion, la Lili sexy en diable de Taxi : la femme de sa vie. Il l’a vue tant de fois se disputer en nuisette avec Samy Naceri. « J’étais amoureux d’elle, me confesse-t-il. Mais vraiment amoureux, hein. »
Le 22 février, il enfile un smoking pour la soirée des César. Juste avant la cérémonie, il croise aux toilettes Romain Duris qui lui souhaite « bonne chance ». Rêve-t-il encore ? Lui est persuadé que le prix va revenir à Karim Leklou ou à Anthony Bajon, impeccables dans Le monde est à toi et La Prière – des acteurs confirmés qui ont déjà tourné d’autres films. À 21 h 26, Camélia Jordana ouvre l’enveloppe et le temps s’arrête. Plus de son, plus d’image. Trou noir. Les caméras fondent sur lui mais il met de longues secondes avant de se lever. Quand il y arrive enfin, on découvre le nom de « François Darietto » sur son siège. Tonton François. Un autre invité s’était assis à la place de Dylan et il avait fallu se décaler. Sur scène, il est un souffle. Il a du mal à se concentrer : « Le fait d’avoir le césar, pour moi, c’est une bienvenue dans le monde professionnel du cinéma. » Vite des remerciements, pourvu qu’il n’oublie personne, et ce dernier cri qui vient de loin : « J’suis égaré ! » Une demi-heure plus tard, c’est l’apothéose : Shéhérazade reçoit le césar du premier film. En plus de celui de Kenza Fortas pour le meilleur espoir féminin, cela fait trois distinctions dans la même soirée. « Ce n’est plus une récompense, s’amuse-t-il, c’est un braquage à la marseillaise. »
Il y repense aujourd’hui : « Là, je suis passé à un autre niveau. Tout le monde me regarde bizarre. » On le reconnaît dans la rue, et plus seulement à Marseille. Les fans ont changé. Des jeunes femmes le bombardent d’émojis sur Instagram, lui qui a désormais un compte officiel, avec une pastille bleue comme les personnalités. La célébrité a ce goût d’irréel qu’il raconte en écarquillant des yeux : « Les soirées où tu arrives, il y a des plateaux de champagne, on te sert, on te dit merci, on fait attention à toi, moi, je ne voyais ça qu’à la télé. Je prenais un cocktail, il tombait par terre, on m’en rapportait vite un autre. »
Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Au lendemain des César, il rentre à Marseille pour se poser et « réfléchir ». Ses copains, eux, sont restés les mêmes. Fiers de sa réussite mais pas impressionnés. De toute façon, leurs préoccupations n’ont pas changé : gagner de l’argent, n’importe comment, y compris « dans l’illégal ». Dylan ne les juge pas, il était l’un d’eux la veille encore. À présent, on lui propose des rôles intéressants, une carrière se dessine. Il n’y a plus de raison de déraper. Est-il de ceux qui se perdront toujours ? Il y a des choses qui ne s’expriment pas, comme la pression du groupe, le besoin de (se) prouver qu’on est encore des leurs, même si on a réussi loin de la cité : « J’ai parfois voulu leur montrer qu’ils avaient raison de me regarder comme avant. » Toujours ces histoires de fierté, poisseuses, qui « pèguent », comme on dit dans le Midi, d’autant plus qu’on essaie de s’en défaire. Ce n’est pas si évident d’être aimé de deux mondes.
À partir de l’été 2019, les tournages s’enchaînent. Dylan a l’un des premiers rôles dans une série de fantasy pour ados de Netflix, Vampires, où il donne la réplique à Oulaya Amamra, l’une des pépites révélées dans Divines, elle aussi césar du meilleur espoir. Les acteurs ne sont plus des amateurs comme dans Shéhérazade, chacun a un agent, une filmographie à confirmer ; les amitiés se teintent parfois de rivalité. Sur le plateau, Dylan brille par la justesse de son jeu, par sa puissance aussi. Les réalisateurs l’adorent ; et surtout, il ne cesse de progresser.
Les semaines suivantes, il découvre un nouveau registre, plus auteur, plus profond, en tournant sous la direction de Maïwenn. Là encore, il s’élève. La réalisatrice, qui joue aussi dans le film, le pousse toujours plus loin, au fond de ses émotions. Il écoute, observe ; ce qu’il vit vaut tous les cours d’art dramatique parisiens. Lors d’une séquence, Fanny Ardant et Maïwenn doivent ainsi régler leurs comptes de mère et fille sous un soleil écrasant, quelque part entre l’amour et la violence. Elles jouent et rejouent la scène ; Maïwenn en veut plus. Soudain, Fanny Ardant finit par lui coller une claque. Ce n’était pas dans le scénario… Il est subjugué. « Le soir, j’étais épuisé. »
Le temps du tournage, il vit chez Maïwenn, dans le quartier latin. Ils dînent ensemble, fument des clopes, refont le monde. Elle a perçu ce talent qu’il ne devait pas gâcher. « Dylan a du génie », m’a-t-elle confié à son sujet. Son vécu, c’est sa force, il doit s’en servir. Lui s’ouvre peu à peu. Elle s’intéresse – ce n’est pas le cas de tout le monde – alors il lui raconte : ce père absent, ses origines de Tunisie et d’Irak, Marseille, les amis qu’il a perdus brutalement, l’apparition de François comme un ange gardien dans sa vie, le quotidien avec sa sœur et sa mère. « C’est agité à la maison, on est plusieurs, ça crie, c’est le Bronx, l’un trouve pas ses chaussettes, l’autre a perdu la télécommande. Ça bouge mais on est proche. Limite, on serait prêts à dormir tous ensemble dans le même lit si on devait. » Mais il ne dit pas tout. Pas un mot sur la petite angoisse qui le presse de tout boucler au plus vite. Chaque jour de tournage qui s’achève est un soulagement. « Je sentais qu’il allait se produire un malheur mais je ne le disais à personne, me confie-t-il. J’avais tout le temps conscience qu’il allait m’arriver un truc. »
Parfois, ça déborde quand le quartier se rappelle trop à lui. Le 20 novembre 2019, alors que le montage de Vampires est presque terminé, il se rend à la rédaction du magazine GQ pour une interview filmée. Le jeune journaliste qui l’accueille le trouve épuisé :
« Ça va ? Tu veux qu’on reporte ?
– Non, non, j’ai des amis qui se sont retrouvés dans une fusillade hier et je m’inquiète pour eux. »
Avant de lancer la caméra, les deux garçons discutent. Dylan lui avoue que sa vie est « étrange », entre ce métier d’acteur qu’il adore et « les copains qu’on ne peut pas laisser tomber comme ça ».
Le cerveau en mode avion
Le jeudi 23 janvier 2020, 6 heures du matin, gare Saint-Charles. Dylan Robert s’apprête à prendre le premier train à destination de Paris. Le soir, il doit assister au dîner du Sidaction, au côté d’autres artistes et sous la houlette de la mode. Il y aura une séance photo, c’est certain : il a pris une petite veste Saint Laurent, s’est fait tailler la barbe pour l’occasion et sa chevelure est impeccable. Un pain au chocolat dans une main, un jus d’orange dans l’autre, il passe le contrôle des billets et rejoint son wagon. Hop, le sac à dos sur l’étagère de compartiment, il déplie la tablette et s’apprête à s’asseoir. Plus un geste : un groupe d’hommes en noir lui tombent dessus, le prennent à la gorge : « Oh ! C’est qui ? C’est qui ? » hurle-t-il.
Une longue journée commence. Dylan Robert est placé en garde à vue, puis présenté à un juge. Après plusieurs séances d’interrogatoire, vers 3 heures du matin, la magistrate le regarde, retire ses lunettes, se frotte les yeux, et conclut : « Monsieur, mandat de dépôt criminel. Ça m’est égal que vous soyez acteur. Vos erreurs restent vos erreurs. » Lui n’avait pas mis cette dimension en avant, pourtant. Il est mis en examen pour « vol aggravé » dans l’affaire du restaurateur de la Valentine. Il a beau nier avec l’énergie du désespoir, arguant qu’il n’a rien à voir avec cette histoire, la juge le place en détention provisoire. Aux Baumettes pour commencer, puis un mois et demi plus tard, à la maison d’arrêt de Draguignan. Dans le petit monde du cinéma, on ne dit rien aux médias ; le film de Maïwenn, ADN, doit sortir dans l’année, inutile de parasiter la promotion. François se charge d’alimenter le compte Instagram de l’acteur, comme si la vie suivait son cours. Un jour d’avril, Dylan apparaît dans une loge de cinéma. Un autre, il poste une image du tournage de Vampires.
En réalité, les mois s’écoulent en prison et rien ne change. Dylan tue le temps comme il peut dans sa cellule de huit mètres carrés. L’émission de téléréalité Les Marseillais et le film Rocky passent en boucle. Parfois il fixe l’écran pendant plus d’une heure sans rien comprendre, comme si son cerveau avait basculé en mode avion. « J’étais à demi-mort. » Quand ses nerfs lâchent, les surveillants l’envoient faire un tour à l’isolement. « Le cachot, dit-il, c’est facile pour personne mais moi, en plus, j’avais connu la lumière à mort juste avant. » Un gardien lui fait passer le roman-enquête de Roberto Saviano sur la mafia napolitaine, Gomorra. Il n’ose pas dire qu’il sait à peine lire. Avec les scénarios, il s’en sortait grâce à l’aide de François et des notions de phonétique. Désormais, plus le choix, il doit apprendre. Il se sert de ce temps, commence à déchiffrer.
L’histoire de Gomorra le passionne. François lui envoie maintenant des lettres presque tous les jours. Élisabeth Tanner aussi lui écrit à deux reprises. Maïwenn lui fait savoir qu’elle lui présentera son avocat s’il le souhaite. Un matin, il reçoit un colis surprise d’une maquilleuse rencontrée sur le tournage de Vampires. Puis un scénario. Ces nouveaux amis ne le laissent pas tomber. « C’est aussi ça qui m’a fait tenir. »
13 février 2021. Après plus d’un an de détention, il est enfin remis en liberté. Sa mère et une amie sont venues le récupérer devant la maison d’arrêt de Draguignan. Sur le chemin du retour, elles l’ont emmené déjeuner dans un fast-food, et il m’en parle encore comme le plus beau repas de sa vie. Son apparence n’a pas changé, toujours ces dents du bonheur et ce regard qui brille comme sur les portraits du festival de Cannes. Les vraies blessures restent invisibles : « Ça se passe ici, me dit-il en pointant du doigt son cœur. En prison, tu moisis dedans. »
Aujourd’hui, il vit à Paris chez une tante et son contrôle judiciaire lui impose de pointer tous les quinze jours dans un commissariat. La juge d’instruction n’a pas encore bouclé son dossier : elle le soupçonne aussi d’avoir participé à un vol de scooter le 28 décembre 2018 (qu’il conteste également), moins de deux mois avant les César. Au total, il encourt jusqu’à cinq ans de prison et une amende de 75 000 euros. En attendant le procès, il n’a pas le droit de se rendre dans le département des Bouches-du-Rhône, sauf en cas d’obligation professionnelle. François veille sur lui : les « conneries », c’est terminé. Son protégé va devenir un grand acteur, on le verra dans des films magnifiques. Il ne le lâchera pas. C’est lui qui a payé la première partie de la caution pour obtenir sa libération. Il l’a aussi aidé à trouver un rôle sur le prochain film de Didier Deroin, un ami réalisateur connu pour avoir dirigé les clips d’IAM.
Au début du mois de mars, la juge a ainsi accepté de délivrer à Dylan une dérogation pour ce tournage à Marseille. Son rôle : un jeune homme qui rêvait de devenir guide de haute montagne se retrouve paralysé après un accident de voiture. Son amie, elle, est morte, et il éprouve la culpabilité du survivant. « Il va falloir que tu t’entraînes avec un fauteuil roulant », l’a prévenu le producteur Thierry Aflalou. « T’inquiète, j’en fais super bien, je cabre à fond avec. » Sur le plateau, il file la chair de poule à tout le monde. Jouer à nouveau lui fait un bien fou.
Fin mai, il devait encore embarquer pour l’Islande, afin de tourner un long-métrage adapté d’un roman de Catherine Poulain, Le Grand Marin. Un mois entier sur l’île nordique, loin, très loin de Marseille, et souvent en mer. Un horizon nouveau, avec des comédiens belges et danois. Il aurait aimé que François l’accompagne mais il lui reste six mois avant de prendre sa retraite de policier. Jusqu’à son départ, ils répètent ensemble. François lui a offert un exemplaire du livre pour qu’il s’imprègne de l’atmosphère. Cette expérience, c’est ce qu’il lui faut. Dylan l’écoute. Pour lui, c’est sûr, il y aura un monde ailleurs. ■
Quand la racaille dorée se dévoile et étale sans honte ni pudeur ses miasmes … Voyous, paillettes, « artistes » bobos progressistes, truands, tous bras dessus dessous. Tout cela pue le Bas Empire. Cette voyoulâtrie, le terme est bien choisi, n’est pas nouvelle. Dans les années 70, le gauchisme, à travers les comités action prison fondés par les philosophes libertaires Gilles Deleuze et Michel Foucault considérait déjà le voyou, le taulard comme des héros, des révolutionnaires mettant en cause l’ordre bourgeois. Il était alors plaisant de voir les voyous engagés aux côtés de cette mouvance rouler dans la farine ces petits-bourgeois gauchistes qui les adulaient.
A noter , l »extorsion de fonds au quidam obligé de retirer des espèces au distributeur automatique . Avec la « carte bancaire » , que les banquiers cherchent à fournir à leurs clients ( au moins trente ans que ça dure ) , le risque – qui était pour les agences – se trouve maintenant dans la rue pour le particulier . Ce n’est qu’un exemple .
Au fond, la société , avec le consentement tacite des « citoyens » laisse s’organiser une jungle avec ces mêmes citoyens comme proies potentielles .
« Extorsion de fonds au quidam obligé de retirer des espèces au distributeur automatique » . Pas l’ombre d’un regret ,.si ce n’est celui s’être ‘fait prendre pour ne pas avoir masqué son visage. Et le pauvre type violenté, qu’est ce qu’on en a à faire. Le chemin de la rédemption passe ici par les paillettes du succès et la bénédiction de Vanity Fair/ Cet article révèle la sourde complicité avouée de la mondanité avec le nihilisme actuel. Finalement cette complaisance est pire que le voyou.
Bien d’accord. D’où notre titre pour présenter cet horrible tableau. Et c’est aussi pourquoi nous avons choisi de le publier quoiqu’il nous en ait coûté. Votre dernière phrase dit tout : « Cet article révèle la sourde complicité avouée de la mondanité avec le nihilisme actuel. Finalement cette complaisance est pire que le voyou. » De ceux, peut-être, que Macron prendrait dans ses bras. Dernière pensée qui ajoute à l’horreur qu’inspire cette société …