Antoine de Lacoste et Richard Haddad évoquent la situation de la Syrie dans un nouvel entretien croisé
Où en est la Syrie, aujourd’hui ?
Antoine de Lacoste : La Syrie va mal. Certes, grâce aux Russes et aux Iraniens, elle a gagné une guerre terrible contre la plus grande coalition islamiste internationale organisée depuis l’apparition du terrorisme. Il était essentiel que Daech, Al-Nosra et autres ne l’emportent pas, car cela aurait signifié la fin définitive des chrétiens d’Orient. De plus, une telle victoire aurait galvanisé l’islamisme sunnite dans le monde entier.
Mais le prix à payer est dramatique. Outre les morts, les destructions et les exilés, la Syrie étouffe sous les sanctions américaines. Car non contente d’avoir, par le biais de la CIA, soutenu les islamistes plusieurs années de suite, l’Amérique a mis en place un arsenal de sanctions très dures. Même les Européens aimeraient un adoucissement car c’est d’abord le peuple syrien qui souffre : aujourd’hui, la famine menace, comme en Irak il y a quelques années dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons fallacieuses.
Richard Haddad : La Syrie est aujourd’hui un pays occupé avec un régime sans réel pouvoir. En effet, le clan Assad ne doit sa survie qu’aux troupes russes sans lesquelles les islamistes auraient gagné la guerre. Mais la Syrie est aussi occupée par la Turquie au nord, par des milices chiites libanaises et quelques Gardiens de la révolution iraniens au sud. Le pays est détruit, n’a plus d’infrastructures, son économie ne se relève pas faute d’investisseurs (ses alliés ne veulent pas investir un centime en Syrie).
Le président Bachar el-Assad vient d’être réélu. Dans quelles conditions ?
Richard Haddad : Cela fait des décennies qu’il y a des parodies d’élections présidentielles en Syrie où les Assad sont élus avec un score qui varie entre 95 % et 98 %. La Syrie est dirigée à la soviétique depuis 1970, donc c’est le parti unique qui détient le pouvoir, le parti Baas, et, en bon élève de l’ex-URSS, il organise des élections avec de pseudo-opposants et un candidat officiel… En réalité, la population syrienne à 70 % sunnite est violemment opposée au régime (tenu par un clan appartenant à une secte minoritaire de l’islam) et est devenue majoritairement islamiste. Face à cette réalité, les Syriens ont le choix entre un régime fondamentaliste musulman ou une dictature d’un clan mafieux. Faute de trouver un remplaçant fiable à Bachar el-Assad, les Russes, qui n’apprécient guerre son clan et encore moins le personnage pour lequel ils ont un grand mépris, le soutiennent sans grand enthousiasme. Il faudrait, un jour, que l’Occident admette que la démocratie telle qu’il la conçoit n’est pas un modèle applicable partout dans le monde. Il faut donc appeler les choses par leur nom, en l’occurrence les dictatures, sans jugement de valeur.
Antoine de Lacoste : Ce n’est pas cette élection qui est importante. Il fallait qu’elle se tienne pour respecter la Constitution, mais l’essentiel n’est pas là. De toutes façons, il n’y pas d’opposition « modérée » en Syrie, chacun le sait. Il fallait être aveugle ou hypocrite pour s’imaginer qu’un processus démocratique allait suivre le départ éventuel de Bachar el-Assad. C’était lui ou les islamistes, c’est ainsi. D’ailleurs, toutes les minorités ont soutenu l’effort militaire syrien : alaouites, chrétiens, même les Druzes à des degrés divers. Quant aux sunnites, qui représentent 70 % de la population, ils se sont coupé en deux : pour simplifier, les ruraux ont rejoint les islamistes et les citadins sont restés fidèles à Bachar. Ce sont des subtilités que nos médias choisissent d’ignorer, préférant le slogan commode et stupide : « Bachar, l’homme qui tue son propre peuple. » Si c’était vrai, il aurait rapidement été vaincu. S’il a gagné, c’est grâce aux Russes et aux Iraniens, certes, mais aussi parce que les Syriens savaient bien ce qui les attendait en cas de départ de Bachar.
Quels sont les rapports de forces entre les puissances qui occupent actuellement la Syrie ?
Richard Haddad : Les relations sont très tendues entre les trois occupants de la Syrie. Ils sont tous officiellement alliés mais n’ont pas la même stratégie ni les mêmes intérêts sur place. Les Turcs soutiennent les islamistes et les accueillent sur le territoire qu’ils occupent au nord. Les Russes voient d’un très mauvais œil la présence iranienne en Syrie et considèrent, à juste titre, qu’elle parasite leur victoire sur les islamistes et leurs efforts en faveur d’une réhabilitation du pays sur le plan international et arabe. Des accrochages ont, d’ailleurs, souvent lieu entre les troupes russes et les milices pro-iraniennes sur le territoire syrien. Par ailleurs, l’état-major russe autorise régulièrement l’aviation israélienne à survoler l’espace aérien syrien qu’il contrôle afin de bombarder des convois d’armes iraniennes transitant par la Syrie vers le Liban. Les Iraniens ont même accusé à plusieurs reprises les Russes d’avoir communiqué les positions de ces convois aux Israéliens.
Antoine de Lacoste : Il faut d’abord distinguer les puissances qui occupent la Syrie de celles qui sont venues à son invitation. L’Iran est présent depuis le début de la guerre car la grande puissance chiite ne pouvait accepter que la Syrie tombe dans l’escarcelle d’islamistes sunnites. Son soutien militaire, et celui du Hezbollah chiite libanais, engagé à la demande de l’Iran dont il dépend, a été décisif au début de la guerre. Puis la Russie est venue sauver son allié en 2015, alors que le front nord-ouest s’effondrait. Russes, Iraniens et chiites libanais sont donc présents en Syrie mais ne l’occupent pas.
Ce n’est pas le cas des autres : l’Amérique tout d’abord, intervenue pour aider les Kurdes contre Daech. Elle occupe tout l’est de la Syrie, au-delà de l’Euphrate, et protège ainsi une forme d’autonomie kurde. Elle en a profité pour accaparer le pétrole syrien. Les Américains ont également construit une grande base dans le sud, le long de la frontière jordanienne. Tout cela en toute illégalité, bien sûr.
La Turquie a profité du blanc-seing américain pour envahir le nord de la Syrie afin de contrer les Kurdes et s’est également installée dans la province d’Idleb, au nord-ouest. Son armée cohabite avec des milices islamistes à sa solde et d’autres non, comme Hayat Tahrir al-Cham, successeur d’Al-Nosra.
Ce sont les Russes qui ont obligé les Turcs à s’arrêter. Sans la Russie, la Syrie pourrait être aujourd’hui une province turque !
Tout cela est bien complexe et l’avenir est très incertain. Mais une chose est sûre : les islamistes ont perdu la guerre et l’on peut dire merci à Poutine. ■
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Très intéressant dialogue, entre deux points de vue apparemment convergents, en réalité contenant un sens des finalités difficilement compatible.