Par Luc Compain.
Jean-Luc Mélenchon, Hillary Clinton et Jean-Michel Blanquer ont un point commun : le complotisme. Contrairement à l’idée reçue, celui-ci n’est pas l’apanage des gens ordinaires, mais trouve un véhicule dans les élites.
Jean-Luc Mélenchon sait beaucoup de choses et ne se fait pas prier pour le montrer. Le 6 juin, l’invité de France Inter déclare souhaiter que le président de la République soit candidat à sa propre succession, craignant que dans le cas contraire l’« on nous sort[e] un autre petit Macron du chapeau » : « on ne sait pas qui c’est, pouf, il se fait élire président. […] Dans tous les pays du monde, ils ont inventé un type comme ça, qui sortait de rien, et qui était porté par un système oligarchique ». Et le chef de file des Insoumis de poursuivre : « Vous verrez que dans la dernière semaine de la campagne présidentielle, nous aurons un grave incident, ou un meurtre. Ç’a été Merah en 2012, l’attentat la dernière semaine sur les Champs-Élysées […]. Tout ça, c’est écrit d’avance. Nous aurons le petit personnage sorti du chapeau, nous aurons l’évènement gravissime qui va une fois de plus permettre de montrer du doigt les musulmans et d’inventer une guerre civile ».
Une oligarchie mondiale (composée de qui ?) si puissante qu’elle désigne les dirigeants de tous les pays, des élections qui ne sont qu’un tour de prestidigitation, et de faux attentats islamistes mais véritables opérations sous faux-drapeau réalisées dans le but de nourrir la supposée islamophobie des Français et déclencher une guerre civile (dans quel but ?) : telles sont les confidences de l’ancien apparatchik socialiste. Selon lui, rien n’est dû au hasard, tout est soigneusement organisé par les conspirateurs, nos maîtres. Ces déclarations ont évidemment soulevé l’indignation générale, à commencer par celle des familles des victimes du terrorisme.
Elles ne doivent cependant pas faire oublier que des personnalités publiques diverses ont, ces derniers mois, tenu des discours pouvant être qualifiés de complotistes. On a beaucoup entendu parler des adeptes de QAnon qui ont essaimé depuis les États-Unis. Bien plus discret médiatiquement, l’attrait de dirigeants démocrates pour le conspirationnisme ne se dément pas depuis 2016, certains n’hésitant pas à conclure, à partir des accusations d’ingérence russe dans l’élection présidentielle, que l’arrivée au pouvoir de Donald Trump est le fait exclusif de la Russie. Les émeutes du Capitole, le 6 janvier dernier, ont été une nouvelle occasion d’exprimer l’idée d’une complicité de la Maison-Blanche aux entreprises du Kremlin.
Marionnette, main et maître
Dans une conférence de presse, la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, assure que « ce président est une complète marionnette de Poutine. […] C’est pourquoi j’ai dit […] ‘‘Avec vous, M. le président, tous les chemins mènent à Poutine’’. Poutine veut saper la démocratie. C’est ce qu’il fait aux niveaux national et international. Et le président a fait le plus grand de ses nombreux cadeaux à Poutine » à l’occasion des émeutes du Capitole. Simples propos accidentels tenus dans l’émotion des évènements et traduisant une inquiétude quant au possible discrédit des États-Unis sur la scène internationale, dont la Russie pourrait tirer parti ? Dans un échange avec Hillary Clinton, le 18 janvier, Pelosi réaffirme dans les mêmes termes ses propos.
Clinton partage cette conviction, certifiant que ce président « a d’autres agendas », avant de feindre une ignorance où percent les certitudes : « Je ne pense pas que nous sachions déjà [lesquels]. J’espère que nous saurons finalement à qui il est redevable, qui tire les ficelles. J’aimerais consulter ses relevés téléphoniques pour voir s’il parlait à Poutine le jour où les insurgés ont envahi notre capitale. Mais nous savons maintenant que non seulement lui, mais ses facilitateurs, ses complices, les membres de sa secte, ont le même mépris pour la démocratie ». Les évènements du Capitole s’expliquent par l’implication de la Russie, et c’est pour attester cette vérité cachée que Clinton et Pelosi appellent à la mise en place d’une commission d’enquête du type 11 septembre. Pour parvenir à cette conclusion, les deux femmes ont considéré qu’il n’y avait pas seulement coïncidence d’intérêts entre Trump et Poutine, mais une pure et simple soumission de l’un à l’autre, en raison des informations compromettantes que le président russe disposerait sur son homologue américain. Cette allégeance admise, il convient alors d’« empêcher une marionnette d’occuper à nouveau la présidence », conclut Clinton.
Nous retrouvons là tous les éléments du discours conspirationniste : un évènement expliqué de manière mono-causale par l’intervention d’une force exogène occulte (la main de Moscou), qui s’est rendue maîtresse du président de la première puissance mondiale afin de servir le funeste projet de miner la démocratie partout dans le monde. Que ces évènements puissent simplement s’expliquer par le comportement d’une foule électrisée et désespérée ne leur semble pas suffisant. Il manque à cette histoire un grand méchant ours. Pour les complotistes, le hasard est folie, il doit nécessairement y avoir eu préparation – car tout ce qui arrive a été voulu –, et donc un coupable aux intentions déterminées – il suffit alors de se demander à qui profite le crime.
Comme toutes les bonnes choses, l’explication par le complot russe a franchi l’Atlantique. Le 7 avril 2021, Jean-Michel Blanquer y a ainsi recours pour rendre compte du lancement raté des services d’enseignement à distance. S’adressant à un sénateur, le ministre de l’Éducation nationale affirme d’emblée que « des attaques [informatiques] russes, il y en a en permanence et sur les sujets les plus anodins. […] Tous les pays du monde sont menacés par ce type de cyberattaque, y compris les infrastructures d’éducation, évidemment. » Ceux qui ne voient pas ce que la Russie peut bien avoir à faire du déploiement d’outils informatiques oublient qu’il est ici question du système éducatif que le monde entier nous envie. CQFD. Après sa déclaration, Blanquer n’en est pas moins devenu la risée d’Internet, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale n’ayant par ailleurs identifié aucune attaque venue de l’étranger. Le ministre ne s’en est pas tenu à sa première explication et a aussitôt déclaré que « ce qui n’a pas marché, ce sont les ‘‘tuyaux’’ », imputant ainsi la responsabilité de son échec aux régions et aux départements.
D’aucuns pourraient s’étonner que l’on dise des élites qu’elles peuvent être complotistes, en raison de ce que sont supposés être et les élites et les complotistes. Ces derniers sont vus au mieux comme des idiots et au pire comme des malades mentaux. Et les élites ne sont-elles pas censées être intelligentes et davantage préservées des désordres psychiques ? C’est oublier que personne n’est immunisé contre la possibilité de dire des sottises : tel prix Nobel de médecine peut ainsi soutenir des absurdités à propos du virus du Sida ; tel officiel dénoncer le système patriarcal – autrement dit la conspiration immémoriale, unanime et inconsciente des hommes contre le beau sexe – et le racisme systémique.
Ce n’est pas ma faute
D’autre part, le rôle des élites – selon une répartition d’inspiration marxiste faisant des dominants des oppresseurs et des faibles des oppressés ou tout du moins des manipulés – n’est-il pas de conspirer plutôt que de s’imaginer être les victimes d’un complot ? Autrement dit, un conspirationnisme proféré par des personnes censées fréquenter les cercles du pouvoir, disposer de ses leviers, avoir la maîtrise sur le cours des évènements, n’est-ce pas contradictoire ? Deux explications s’offrent à cela : ou ces élites ne disposent en définitive que d’un pouvoir ténu et le discours conspirationniste est pour elles une manière involontaire de reconnaître que le roi est nu, ou elles se servent de celui-ci pour asseoir leur position. Cette dernière hypothèse est plus souvent retenue par les observateurs : les élites, en cédant au complotisme, n’en resteraient pas moins intelligentes et, de la même manière qu’on ne prête qu’aux riches, on fait crédit d’intentions à leur conspirationnisme. Les déclarations de Mélenchon s’inscriraient ainsi dans une stratégie visant à faire de lui le seul candidat antisystème en 2022 : « Jean-Luc Mélenchon est trop stratège pour que chaque mot prononcé n’ait pas été pesé », soutient Sylvain Delouvée. Il chercherait, en s’exprimant de la sorte, à parler comme il croit que le peuple pense. Vous avez dit cynisme doublé de mépris ?
Mais les élites peuvent aussi être complotistes parce que la mentalité conspirationniste répond au besoin de comprendre des évènements déconcertants. C’est particulièrement vrai dans le cas de Clinton : comment expliquer sa défaite électorale face à ce crétin irresponsable de Trump, notamment dans les États traditionnellement démocrates de la « ceinture de la rouille », sans postuler l’intervention d’une puissance occulte qui a fait pencher la balance en faveur de son adversaire ? Le complotiste, en attribuant une maîtrise totale à cette puissance, s’exonère de toute responsabilité dans son échec – qualifier les électeurs républicains de « deplorables » ne peut pas avoir eu une incidence sur le vote – et trouve un moyen commode de conjurer son impuissance face à un évènement jugé imprévisible (par celle qui était donnée comme grande gagnante) et absurde (par celle qui était certaine de sa supériorité). De même, s’expliquer les évènements du Capitole par le complot d’une puissance étrangère trouvant un relai dans un président inféodé évite d’avoir à s’interroger sur les raisons multiples et complexes qui ont conduit à une fracture irréductible du peuple américain, et donc à la part de responsabilité qui revient inévitablement à tous les acteurs politiques, médiatiques et culturels de ce pays. Au fond, le complotisme, par ses explications simplistes et mono-causales, a quelque chose de rassurant.
Si le conspirationnisme de Clinton et Pelosi a suscité infiniment moins de réactions que l’outrance populacière de Mélenchon, c’est sans doute parce qu’il apparaît plus précis et plus vraisemblable. En effet, si la pensée conspirationniste repose sur la croyance selon laquelle tout évènement mauvais est à imputer à l’action d’une puissance maléfique, les dirigeantes démocrates, en s’en prenant à la figure autoritaire d’un chef d’État ancien officier du KGB, ne paraissent pas aussi dérangées que les chasseurs de mondialistes pédo-satanistes. Qui plus est, leur complotisme est en phase avec l’angoisse de classes supérieures occidentales à l’heure de la montée des populismes et de l’illibéralisme.
C’est leur fond idéologique commun qui est exprimé par Isabelle Mandraud et Julien Théron dans Poutine, la stratégie du désordre, lesquels voient une « révolution autoritaire mondiale » dans l’accession ou le maintien au pouvoir d’Erdogan en Turquie, Duterte aux Philippines, al-Sissi en Égypte, Modi en Inde, Orban en Hongrie, Trump aux États-Unis et Bolsonaro au Brésil – révolution dont le « redoutable organisateur » n’est autre que Poutine. S’il est évident que la Russie a intérêt à déstabiliser des puissances qui lui sont rivales, c’est tout autre chose de discerner sa main derrière chaque évènement imprévisible ou désagréable pour les Occidentaux, ainsi qu’une unité, véritable conspiration contre le sens de l’histoire libéral, entre tous ces régimes disparates. Au fond, ce discours complotiste n’est que l’expression d’un réflexe défensif : incapables d’accepter la remise en cause d’un modèle assimilé au plus grand bien de l’humanité, ces élites n’ont d’autre choix que de croire que les évènements qui participent à son rejet découlent de l’action d’une puissance maléfique.
Résumons-nous : le conspirationnisme est un phénomène tellement répandu qu’il n’épargne pas les élites, lesquelles ont trouvé là une séduisante manière d’excuser leurs échecs et de satisfaire leurs ambitions. ■
Article précédemment paru dans Politique magazine
Luc Compain