Par Annie Laurent.
Annie Laurent poursuit son enquête sur El-Azhar, entamée dans 2 précédents articles parus dans JSF :.
El-Azhar, Vatican de l’islam ?
El-Azhar, « phare de l’islam sunnite »
Vous découvrirez ici la ligne doctrinale suivie par cette institution au cours des dernières décennies. Loin d’ouvrir la voie à une rénovation de la pensée islamique, comme pouvaient le laisser entrevoir les travaux d’intellectuels musulmans à partir du début du XXème siècle et jusqu’à nos jours, l’approche d’El-Azhar est demeurée centrée sur une vision conservatiste. En témoignent notamment les contraintes et sanctions disciplinaires que cette institution impose aux « nouveaux penseurs ».
Annie Laurent s’arrête ici au seuil de la révolution qui s’est déroulée en Egypte en 2011, dans le contexte des « printemps arabes ». Mais cette étude sera poursuivie au-delà jusqu’à aujourd’hui.
Bonne lecture !
« Depuis sa création et de par sa place centrale dans la société égyptienne et dans la ville du Caire, El-Azhar a hébergé différentes mouvances politiques et religieuses. Dans l’entre-deux-guerres, elle est devenue le centre de la lutte entre les Anglais, les leaders nationalistes et la nouvelle monarchie du roi Fouad. Ensuite, les Frères musulmans prirent de plus en plus d’importance au sein de l’université et celle-ci devint le foyer de manifestations politiques et idéologiques » (Oriane Huchon, Les clés du Moyen-Orient, 21 avril 2017).
De fait, tout au long de son histoire, l’institution a souvent été mêlée à la vie politique et aux débats idéologiques de l’Égypte et du monde islamique. Le XXème siècle, époque où les pays arabo-musulmans, libérés de la tutelle ottomane, cherchaient à réorganiser l’Oumma, tandis qu’émergeait au Levant l’attrait pour les États-nations imités des modèles occidentaux, n’a pas échappé à ces interférences.
EL-AZHAR ET LA MODERNITÉ
C’est en partie des rangs d’El-Azhar qu’est issu le « réformisme », terme qui peut être source de confusion. En effet, fondé au Caire en 1883, ce mouvement est souvent considéré comme le promoteur d’une modernisation de la pensée islamique. En réalité, freinant l’élan émancipateur inauguré par certains intellectuels musulmans à la même époque, le « réformisme » a œuvré à la restauration de la religion « authentique », purgée des « innovations blâmables » (bidaâ), formule désignant les éléments étrangers qui s’y étaient greffés (cf. PFV n° 64-65). C’est ce qu’illustrent propos et actions de ses principaux responsables.
Mohamed Abdou, pilier du « réformisme »
Diplômé d’El-Azhar, Mohamed Abdou (1849-1905) fut d’abord journaliste puis cadi (juge) et mufti (consultant en droit). Dans son Traité de l’unicité divine (1897), il recommandait le retour aux sources tout en démontrant que l’islam est une religion éminemment raisonnable. « Toutefois, elle [la raison] doit s’incliner devant Dieu seul et s’arrêter aux limites posées par la religion », écrivait-il (cité par Faouzia Charfi, Sacrées questions, Odile Jacob, 2017, p. 81).
« En cette fin de XIXème siècle, où des appels à la Nahda [Renaissance] du monde arabe commencent à se manifester dans les domaines politique et culturel, c’est une Nahda religieuse que prône Mohamed Abdou » (Robert Solé, « Réformer l’islam », Ils ont fait l’Égypte moderne, Perrin, 2017, p. 109).
Mustafâ El-Marâghi et l’exclusivisme islamique
La restauration du califat, dont le siège aurait été au Caire, désirée par Mustafâ El-Marâghi (1881-1945), deux fois recteur d’El-Azhar au XXème siècle (cf. PFV n° 80), ne pouvait s’accommoder de la reconnaissance de partis politiques non religieux pour lesquels il « affichait le plus profond mépris » (Francine Costet-Tardieu, Un réformiste à l’université El-Azhar, Khartala, 2005, p. 121).
Ainsi, il combattit le mouvement nationaliste Wafd (Délégation en arabe), laïcisant, libéral et très populaire fondé en 1918 par Saad Zaghloul. Vainqueur des élections législatives en 1924 (195 élus sur 214 sièges), ce parti parvint au pouvoir en 1926. Il sera dissous par Nasser en 1953.
Le Wafd attirait en son sein de nombreux coptes, ce qui lui valait d’être discrédité par ses adversaires, parmi lesquels Marâghi. Dans un discours prononcé le 11 février 1938, ce dernier s’en prit aux chrétiens : « Ceux qui veulent séparer la religion de la vie sociale sont en vérité les ennemis de l’islam […]. Ils veulent vous dominer et faire disparaître ce qui subsiste de la grandeur de l’islam, du culte musulman. Vous vous êtes fiés à leur amitié, allant ainsi à l’encontre du Livre de Dieu » (Ibid., p. 129-130). Lors de la campagne électorale qui suivit, les oulémas déclareront dans leurs sermons qu’« un vote pour le Wafd est un vote contre l’islam » (ibid., p. 131).
Le réformisme a ouvert la voie à l’islamisme, dont la matrice est représentée par les Frères musulmans (FM), fondés en 1928 à Ismaïlia par l’Égyptien Hassan El-Banna avec un double objectif : restaurer le califat et établir un Etat islamique appliquant la charia. Sur les FM, cf. Olivier Carré et Gérard Michaud, Les Frères musulmans, Gallimard, coll. Archives, 1983 ; Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon, La Découverte, 1984.
Youssef El-Qaradaoui, diplômé d’El-Azhar et Frère musulman
Né en Egypte en 1926, Qaradaoui « est le fils de ce courant intellectuel musulman qui a voulu depuis les années trente régler ses comptes avec la civilisation occidentale dans ses deux dimensions, libérale et socialiste », écrit Amin Elias dans un article consacré au parcours de ce prédicateur très influent sur les réseaux sociaux (Confluences Méditerranée 2017/4, n° 103, p. 133-155).
Dès l’âge de 16 ans, Qaradaoui choisit de devenir un « soldat » de la cause islamique en adhérant aux FM dont il avait rencontré le fondateur. Cela ne l’empêcha pas d’être admis à la faculté des sciences religieuses d’El-Azhar où il entra en 1950. Il y déploya une activité de militant, créant en 1953 avec plusieurs amis le « Comité de la Renaissance d’El-Azhar » dont l’objectif était de « réveiller la conscience islamique, créer une nouvelle génération capable de comprendre l’islam et de mener le combat pour sa cause, à rassembler les fils d’El-Azhar autour de cette cause sublime ». En 1973, il a soutenu une thèse de doctorat portant sur les sciences du Coran et de la Sunna.
Auteur de plusieurs livres, dont Islam versus laïcité (Le Caire, 1980), Qaradaoui a fondé à Londres en 2004 l’Union internationale des savants musulmans (UISM) dont il est le président et qui œuvre à rétablir le califat « sous une forme moderne », apte à tenir un rôle de magistère concurrent d’El-Azhar. Il a également créé le Conseil européen de la Fatwa (décret politico-religieux) et de la Recherche, largement financé par l’émirat de Qatar. Établi à Dublin, ce Conseil dispense des enseignements et des conseils aux musulmans résidant en Europe.
Ce n’est qu’en 2013, avec l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi, que Qaradaoui, impliqué aux côtés des FM dans la révolution égyptienne de 2011, a été déchu de son poste de membre du Comité des savants d’El-Azhar.
CENSURES ET CONDAMNATIONS D’INTELLECTUELS
El-Azhar a une longue pratique de la censure et des sanctions contre les auteurs novateurs ou iconoclastes. En voici quelques exemples :
Ali Abderrazik (1888-1966). Dans son essai L’islam et les fondements du pouvoir (Le Caire, 1925 ; traduction française aux éd. La Découverte, 1994), ce titulaire d’un doctorat d’El-Azhar préconisait la séparation du temporel et du spirituel. Il contestait le caractère sacré du califat, d’abord parce qu’il est ignoré par le Coran, ensuite parce qu’il lui semblait inadapté aux temps nouveaux. « Ce sont les manuels du fiqh (jurisprudence) qui ont créé une équivoque à ce sujet », remarque le Père Henri Lammens dans son commentaire de l’œuvre d’Abderrazik (L’islam, croyances et institutions, Dar el-Machreq, Beyrouth, 1943, p. 145). Dès la parution du livre, Abderrazik fut exclu d’El-Azhar, décision approuvée par le gouvernement égyptien du roi Fouad 1er qui cherchait alors à restaurer le califat.
Mohammed Khalafâllah (1916-1998). Dans son travail sur l’analyse du texte du Coran, cet étudiant égyptien d’El-Azhar soulignait l’importance « que l’exégète ne reste pas esclave d’une lecture littéraliste mais qu’il ait le souci de saisir le signifié au-delà du signifiant ». Le jury lui interdit de soutenir sa thèse au motif que celle-ci remettait en cause le dogme du Coran incréé et une fatwa émise par des savants religieux l’accusa d’apostasie, accusation qui visa aussi le superviseur de son travail, le cheikh Amin El-Khûli. Tous deux furent interdits d’enseigner les sciences coraniques (Cf. Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, 2004, p. 162-172).
Nasr Abou Zeid (1943-2010). Cet universitaire égyptien, dont les travaux s’inscrivent dans la ligne de Khalafâllah et Khûli, estimait que « le lien entre études coraniques et études littéraires est la seule garantie de dépasser les approches idéologiques qui ont transformé le Coran en objet fétiche ». Pour lui, « comme tout autre texte, le texte coranique renvoie à une réalité culturelle déterminée », ce que ne peut compromettre « la croyance en une origine divine ». Donc, « aucune transposition directe ne peut être faite sans un indispensable travail d’interprétation » (Michel Younès, Les approches chrétiennes de l’islam, Cerf, 2020, p. 76). En 1995, suite à la parution de son essai Critique du discours religieux (cf. l’édition française, Sindbad, 1999), Abou Zeid fut condamné au divorce pour apostasie à l’instigation d’El-Azhar, ce qui le contraignit à s’exiler avec son épouse aux Pays-Bas ; il a alors enseigné à Leyde jusqu’à sa mort.
Farag Foda (1945-1992). Dans La vérité absente (1986, en arabe), cet écrivain égyptien démythifiait le romantisme de l’époque idéalisée des premiers califes et condamnait les injustices envers les coptes (la dhimmitude). Son essai, considéré comme inspiré par la pensée laïque, fut condamné par les oulémas d’El-Azhar. L’un d’eux, Muhammad El-Ghazali, justifia a posteriori l’assassinat de Foda perpétré au Caire le 7 juin 1992 par deux militants qui se réclamaient des FM. Durant leur procès, Ghazali déclara devant les juges : « L’exécution d’un apostat est un devoir pour les musulmans » (cité par Malik Bezouh, essayiste franco-algérien, dans « El-Azhar… cette Mecque du fondamentalisme islamique », Le Spectacle du monde, 30 juillet 2020). Toutes les œuvres de Foda ont ensuite été interdites en Égypte.
Mohammed Arkoun (1926-2010). Cet universitaire français d’origine algérienne, bien connu pour sa liberté intellectuelle, a lui aussi subi les foudres d’El-Azhar pour son ouvrage Lectures du Coran (Albin Michel, 2016) dans lequel il conjugue les approches anthropologiques, sociales, politiques et historiques. En 1985, lors d’un séminaire de la pensée islamique, organisé à Bougie (Algérie), le représentant d’El-Azhar, M. El-Ghazali, l’accusa d’être un « blasphémateur » et un « apostat » (M. Younès, op. cit., p. 7).
« La liste des écrits censurés par les dévots zélés d’El-Azhar, parce que préjudiciables à la pensée unique délimitée par un horizon grisâtre et religieux, est longue. Trop longue », remarque Malik Bezouh, citant à titre d’exemple l’interdiction, décidée en 1985 par l’Université, du conte des Mille et Une Nuits, alors que cette œuvre est « pourtant ancestrale et constitutive du patrimoine culturel et littéraire arabe » (op. cit.).
« El-Azhar continue de croire à la possibilité d’interdire les publications qui critiquent l’islam ou doutent de sa légitimité, en tentant d’élargir la censure pour interdire les réseaux sociaux » (Frère Rachid, L’islam, quel avenir ?, traduction française par Maurice Saliba, 2020, p. 220).
« Les appels à la censure des oulémas d’El-Azhar ne sont pas découragés par l’Etat égyptien, qui pense ainsi équilibrer les oppositions entre intellectuels islamiques et laïcistes, pour n’être débordé ni par les uns ni par les autres », note Amr Elshobaki, diplômé de la Sorbonne et directeur du Département des études arabes-européennes du Centre El-Ahram pour les études politiques et stratégiques, situé au Caire (Les Frères musulmans des origines à nos jours, Karthala, 2009, p. 238).
UNE LIGNE IMMUABLE ?
« Au nom d’une mémoire intouchable, les cheikhs d’El-Azhar préfèrent encore la conservation à la réforme », a confié Ahmad Subhi Mansour, ancien professeur d’histoire à El-Azhar d’où il fut renvoyé en 1985 pour avoir émis des doutes sur l’authenticité des paroles de Mahomet composant la Sunna et revendiqué la relecture du patrimoine religieux islamique à l’aune de la raison (La Croix, 19 décembre 1997).
Interrogé sur le type d’islam enseigné à El-Azhar, l’actuel grand imam Ahmed El-Tayyeb a répondu : « Il n’y a qu’une seule approche parce qu’il n’y a qu’un seul islam : celui qui a été révélé par le prophète Mahomet, expliqué par la sunna et compris par ses compagnons » (Le Point, n° 2284, 16 juin 2016). Pour lui, la lecture historique « ne peut s’accorder à l’esprit du Coran […], texte divin, absolu, valable pour tous les temps et tous les lieux. C’est ce qu’on appelle le miracle inimitable du Coran » (Le Temps, Genève, 22 janvier 2011).
Le président Anouar Sadate, qui gouverna l’Égypte de 1970 à 1981, et qui était proche des FM, considérait El-Azhar comme une institution majeure. Insistant sur son « rôle historique dans le domaine de la défense de l’islam » pour l’ensemble du monde musulman, rappelant « qu’elle a lutté pendant mille ans pour protéger le message islamique et garder à l’islam sa force et ses valeurs fondamentales », il affirmait que sans elle « l’islam aurait disparu » (« La situation religieuse en Égypte », Études arabes, n° 94, Institut pontifical d’études arabes et islamiques, Rome, 1998, p. 7).
Constatant le faible impact des travaux d’intellectuels musulmans contemporains qui œuvrent à rénover la pensée islamique, Eric Delbecque, historien et expert en sécurité intérieure, regrette, dans son livre sur le salafisme, l’absence de dynamique en matière d’exégèse : « Le problème réside dans le fait que les lieux où devrait s’approfondir un travail d’interprétation, luttant contre le radicalisme, n’y sont pas disposés, à l’instar de la célèbre université d’El-Azhar au Caire » (Les silencieux, Plon, 2020, p. 81). ■
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Annie Laurent
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