Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
De même qu’il serait malhonnête de réduire Proudhon à ce texte extrêmement enfiellé, (Cf. chapitre 6) il n’est pas question d’exagérer la part anti-judaïque de Maurras, pour s’en plaindre ou s’en complaire, car ce serait occulter d’autres aspects bien plus importants de sa pensée, par exemple la fibre sociale qu’il avait, chose souvent tue ou même oubliée.
En atteste le passage suivant que mentionne Sternhell, dont la beauté du style dépasse de très loin la prose consacrée à la condition ouvrière d’un Karl Marx, d’un Friedrich Engels ou d’un Émile Zola :
« Aux heures de paix et d’entente, il donne du travail, et reçoit de l’argent, heureux si on ne lui demande pas de la reconnaissance et du dévouement pour la bonté que l’on a eue de l’admettre au bénéfice de ce marché. Tout est combiné pour lui inspirer le sentiment de dépendance. Alors que tant de choses dépendent de lui, alors que tout s’arrêterait s’il pouvait entraîner ses pareils à se croiser les bras avec lui, la vie sociale fonctionne comme s’il ne servait de rien, comme si sa puissance spécifique était nulle, comme si son sacrifice ne pesait rien ! Les compliments des politiciens, les avances menteuses des projets de loi peuvent l’étourdir : il cherche un état social qui, le fixant, lui vaille le respect de sa dignité. »[1]
Chez Maurras, une esthétique du social se double d’une éthique du social, un peu à la manière d’un autre Charles, le poète Baudelaire, auteur du « Joujou du pauvre ». Dans l’affrontement qui oppose le bourgeois et le prolétaire, il prend le parti du dernier. Le 15 novembre 1900, il écrivait dans L’Action Française qu’ « un socialisme, libéré de l’élément démocratique et cosmopolite, peut aller au nationalisme comme un gant bien fait à une belle main. »[2]
Pour le théoricien du nationalisme intégral, le socialisme n’est pas forcément incompatible avec sa doctrine. À la condition qu’il soit de souche française, c’est-à-dire proudhonien plutôt que marxiste. Il est effectivement incontestable que Proudhon figure parmi ses maîtres à penser. Le chanoine Cormier, dans La Vie intérieure de Charles Maurras, soutient qu’il avait trois maîtres : Taine, Comte et Proudhon. D’après Hugues Petit, dans L’Église, le Sillon et l’Action Française, les principaux inspirateurs du « Maître de Martigues » sont de Maistre, Renan, La Tour du Pin, Bossuet, Sainte-Beuve et Proudhon. L’auteur y mentionne un texte de Maurras dans lequel ce dernier explique que ce qu’il a puisé dans le proudhonisme, c’est son hostilité au modernisme, à la falsification de la tradition, dont le catalyseur principal est la coterie maçonnique :
« Ce que j’ai pris, ce que j’ai isolé de Proudhon, c’est ce qu’il eut d’inimitié contre la Franc-Maçonnerie, contre le Saint-Simonisme et les contrefaçons du catholicisme. »[3] Proudhon tenait une place de choix dans la chronique hebdomadaire de L’Action Française « Nos Maîtres ». Une telle place, note Zeev Sternhell, est due « à son antirépublicanisme, à son antisémitisme, à sa haine de Rousseau, à son mépris pour la Révolution, la démocratie et le parlementarisme, à son apologie de la Nation, de la famille, de la tradition et de la monarchie. »[4]
Il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que des maurrassiens aient pris la décision de fonder une société de pensée ayant pour signe de ralliement le nom de Proudhon. Celui qui lança l’idée portait la double étiquette de royaliste et d’anarchiste. Il avait fait ses classes dans le mouvement syndical pour rejoindre ensuite l’école de pensée de Maurras. Cet homme c’est Georges Valois. ■ (À suivre).
[1] Cité par ibid., p. 358.
[2] Cité par ibid. , p. 359.
[3] Cité par Hugues Petit, L’Église, le Sillon et l’Action Française, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1988, p. 119.
[4] Zeev Sternhell, op. cit., p. 392.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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