Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
Le tournant antilibéral du mouvement royaliste
Certains éléments majeurs du socialisme, qui sont abhorrés tant par les libéraux que les nationalistes, comme l’éloge de la grève générale, la promesse de l’égalité réelle et l’abolition des États-nations, sont soudainement pris par Maurras et les siens comme des mythes, comme des résurgences du sacré et de l’irrationnel venues combler le manque induit par le règne du scientisme, désigné par Friedrich Nietzsche de mort de Dieu et par Max Weber (Photo) de désenchantement du monde.
Derrière cette vision nouvelle se trouve la publication des Réflexions sur la violence : Sternhell remarque qu’en « lisant Sorel, les maurrassiens ont appris à faire la distinction entre les ʽʽmythes révolutionnaires’’, qui ne sont que des » formules magiques destinées à passionner et à révolutionner les masses ouvrières’’, et les réalités politiques et sociales. Voilà pourquoi il semble raisonnable à un Rivain de penser que l’évanouissement de l’État ou la disparition du patronat seront considérées un jour, à l’instar de la grève générale, comme un mythe dont le rôle aura été celui d’une représentation symbolique de l’idéal poursuivi. »[1]
Ce changement de compréhension du discours ouvriériste, doublé de la rupture des syndicalistes révolutionnaires vis-à-vis du système républicain et démocratique, c’est-à-dire reposant sur le suffrage universel (masculin), amène les royalistes à envisager sérieusement de former une alliance de circonstance avec certains éléments du socialisme radical. Fin observateur de la vie politique, et pas seulement internationale, Jacques Bainville signe le 15 juillet 1902 dans L’Action Française le papier « Antidémocrates d’extrême-gauche » où il écrit : « À l’extrême-gauche socialiste, il est des théoriciens qui n’hésitent pas à proscrire, eux aussi, de leur langage le mot démocratie, après avoir critiqué le fait démocratique. »[2]
Une telle évolution s’explique notamment par l’affaire Dreyfus, dont l’une des conséquences importantes, du point de vue de la tendance générale des représentations politiques de la société française du tournant du XXème siècle, est la substitution de la question ethnique à la question sociale. Aussi bien à l’intérieur des milieux ouvriers que dans les catégories moyennes émerge la dénonciation du rôle sociopolitique joué par les étrangers, et plus spécifiquement la minorité juive, au sein de la nation française. Le sud de la France est particulièrement concerné. À gauche, selon le nouveau discours dominant, l’ennemi du socialiste n’est pas tant le patron, entendu dans son acception la plus large, que le financier, le ploutocrate, ce groupe que Karl Marx dans son essai sur la révolution de 1848 Les luttes de classe en France situe tout en haut de la pyramide économique. Les paysans, les commerçants, les artisans ainsi que les petits entrepreneurs de l’industrie, pour qui l’usure est un impôt supplémentaire prélevé justement par cette classe suprême dont dépend également l’État via l’emprunt public qu’elle lui consent, le « bancocrate » est un terrible concurrent, bien plus spoliateur encore que le lumpenprolétaire qui par des dérisoires élans de rapine qui lui valent la réputation de se comporter en sauvage d’outre-Atlantique, en « appache », ne ramasse épisodiquement que des miettes. En témoigne ce qu’écrit Claude Villard, un historien spécialiste du socialisme français : « Dans les fédérations, surtout celles du Midi, qui concluent fréquemment des alliances électorales avec d’anciens boulangistes et des nationalistes, l’affaire Dreyfus suscite des réactions ouvertement antisémites »[3].
Comme exemple emblématique de la synthèse entre ouvriérisme et traditionalisme, on peut citer Firmin Bacconnier, un imprimeur autodidacte qui dirige entre 1904 et 1906 une publication royaliste et socialiste, la revue L’Avant-garde royaliste. Il entendait notamment sortir du schéma dichotomique simpliste opposant prolétariat et patronat. Dans le périodique L’Accord social il écrit le 25 octobre 1909 l’article « La défense des classes moyennes » où il affirme qu’il existe « ʽʽun prolétariat patronal comme il y a un prolétariat ouvrier’’, et seule leur alliance pourra assurer leur salut commun face aux ʽʽtrusts et aux monopoles, enfants du libéralisme, du régime du bon plaisir’’ »[4]. La théorie sociologique très surfaite de Pierre Bourdieu avec ses « dominants-dominés » et ses « dominés-dominants » n’a rien inventé ! Haro donc sur l’aristocratie financière, que l’on juge responsable de la « grande dépression » qui marque la fin du XIXe siècle et qui secoue un régime républicain encore jeune et fragile. Sternhell commente cette période de crise : « L’Action française et le socialisme, on le voit, ont les mêmes allergies et un même objectif. »[5] ■ (À suivre).
[1] Ibid., p. 370.
[2] Cité par Géraud Poumarède, op. cit., p. 55.
[3] Claude Villard, Les guesdistes. Le mouvement socialiste en France (1893-1905), Paris, Éditions sociales, 1965, p. 411.
[4] Cité par Zeev Sternhell, op. cit., p. 381.
[5]I bid., p. 354.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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