Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
Les Italiens, qui représentent le « quart du total des étrangers en France »[1], sont les premiers ciblés. Weber indique que, « sous-payés pour décourager les revendications salariales voire pour briser des grèves, [ils] étaient détestés par leurs collègues français qui voyaient en eux une menace très réelle. »[2]
C’est dans ce contexte que les socialistes, notamment les fidèles de Jules Guesde, opèrent en 1893 un « tournant patriotique »[3]. Dans le journal de ce dernier, Le Réveil du Nord, paraît en 1896 cette injonction : « Le parti socialiste doit être le parti national »[4]. Le guesdisme, à cause des circonstances, infléchit son programme initial, qui s’inspirait de l’internationalisme marxiste. Et, insiste Claude Villard, l’irruption de l’affaire Dreyfus joue un rôle crucial dans ce virage : « L’agitation antidreyfusarde donne un coup d’arrêt nationaliste »[5]. [Illustration : affrontements Français / Italiens à Aigues-Mortes (1895)]
Il évoque effectivement « l’attitude indifférente ou hostile des guesdistes à l’égard de Dreyfus »[6], laquelle s’explique par le rang du capitaine dans la hiérarchie sociale. Cette affaire est une guerre civile bourgeoise, elle ne concerne pas le prolétaires : telle est la thèse de Guesde et des siens. Leur parti, le Parti ouvrier français (P.O.F.), lors du Conseil national du 24 juillet 1898, déclare : « Les prolétaires, eux, n’ont rien à faire dans cette bataille, qui n’est pas la leur… Ils n’ont, du dehors qu’à marquer les coups. »[7]
Le capitaine Dreyfus est considéré comme un ennemi de classe. Les socialistes éprouvent donc une certaine antipathie à son égard, comparable au ressentiment qu’il provoque dans les milieux nationalistes, mais pour des motifs différents. D’un côté c’est son statut social qui est mis en cause. De l’autre, son extraction juive et ses liens familiaux avec l’Allemagne le rendent d’emblée suspect, et donc présumé coupable[8].
Pour le P.O.F., qui représente l’aile dure du socialisme français, quand « Dreyfus est condamné, en décembre 1894, sa culpabilité ne soulève aucun doute. » Ce qui rapproche de fait ces socialistes du mouvement anti-dreyfusard, dominé par les nationalistes, dont certains sont anti-républicains.
Villard note qu’au moment de l’Affaire, « l’antisémitisme […] gagne des adeptes au sein même du parti »[9] de Jules Guesde. Certains de ses militants participent « à des conférences, même contradictoires, aux côtés de Drumont, Guérin, Morès. »[10]
Ce dernier est rédacteur pour le Bulletin officiel de la Ligue antisémitique de France, édité à Bab-el-Oued. Le 1er janvier 1898, il en appelait à unir la France à l’Islam et à l’Espagne.
Jules Guérin est un journaliste proche d’anciens communards, qui affirme que la République, « fondée par l’entente des juifs, des protestants et des franc-maçons »[11], avait « détruit les associations ouvrières en même temps qu’elle abattait la royauté »[12]. Son analyse du système républicain, similaire à celle de Maurras, représentait un point de jonction entre le socialisme et le nationalisme intégral naissant.
Quant au beaucoup plus célèbre Édouard Drumont, son pamphlet La France juive, plutôt que de constituer le prolongement des écrits des contre-révolutionnaires Joseph de Maistre, Jacques Mallet du Pan ou Louis de Bonald, continuait l’œuvre d’un Toussenel (Photo) ou d’un Auguste Blanqui. Ce dernier, au lendemain du coup d’état du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte dit : « Le suffrage universel est une chose jugée… C’est l’intronisation définitive des Rothschild, l’avènement des juifs. »[13]
Son disciple Gustave Tridon est l’auteur du Molochisme juif, publié en 1884. Un épigone de Toussenel, Auguste Chirac, sort à la même époque les essais Rois de la République : histoire des juiveries. Synthèses historiques et monographies et La Haute Banque et les Révolutions. Le contenu de ces monographies, sur bien des aspects, ressemble à celui de La France juive. La gauche socialiste, darwinienne, s’en prenait autant, faut-il le rappeler, au judaïsme qu’au christianisme. [Photo : James de Rothschild] ■ (À suivre).
[1]Eugen Weber, op. cit., p. 169.
[2]Ibid., p. 170.
[3]Claude Villard, op. cit., p. 203.
[4]Cité par ibid., p. 203.
[5]Ibid., p. 205.
[6]Ibid., p. 410.
[7]Ibid., p. 412.
[8]Dans un ouvrage paru récemment aux éditons Altitude, l’avocat Adrien Abauzit tranche en faveur de la culpabilité d’Alfred Dreyfus, écartant la thèse largement diffusée aujourd’hui qui impute à Esthérazy les actes d’espionnage découverts par les services de renseignement français de l’époque.
[9]Ibid., p. 410.
[10]Idem.
[11]Zeev Sternhell, op. cit., p. 212.
[12]Idem.
[13]Cité par ibid., p. 189.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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