Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
Pour la presse socialiste, l’affaire Dreyfus, enjeu politique numéro un de la fin de siècle, où l’on voit antisémites modernes (« de gauche ») et anti-judaïques traditionnels (« de droite ») parvenir aux mêmes conclusions à partir d’approches différentes, est l’occasion de se déchaîner contre les capitalistes juifs.
Dans un éditorial « Dreyfus et les Traîtres » du 18 novembre 1897 La République sociale Narbonne s’en prend au « syndicat judaïco-financier » et aux « youtres de la Finance »[1]. Le 27 mai 1897 Le Réveil du Nord reproduit tel quel une dépêche indiquant que le « Juif est un fauteur d’anarchie en Algérie »[2]. Et le 30 septembre Bonnier signe dans ce même journal un papier où il avance que Toussenel et Marx, (ci-contre) avant Drumont, avaient « stigmatisé la juiverie européenne »[3], afin de mettre en évidence que la critique sociale moderne des Juifs est d’essence prolétarienne, socialiste, avant d’avoir été récupérée par certains bourgeois tel que Drumont. (Photo ci-dessous).
Outre ces titres de presse locale, les principaux organes socialistes, le Mouvement socialiste, la Guerre sociale et Terre libre, ne sont pas en reste. Surtout après que le gouvernement de salut républicain, qui a réussi à contenir l’agitation antidreyfusarde menée par la Ligue de la Patrie française et le Comité d’Action française, dont le point culminant est à situer entre octobre 1898 et septembre 1899, ait montré sa face obscure et féroce aux chefs du mouvement ouvrier, appelés à sauver la République en péril. Au même moment une série de grèves secouait la France.
En 1886 à Decazeville (Aveyron). En automne 1898, les ouvriers du bâtiment, des terrassiers et des cheminots se mettent à débrayer. Et en mai 1899 c’est au tour des postiers.
Avec l’affaire Dreyfus une alliance a été scellée entre socialistes et bourgeois, lesquels ont coopté Millerand au gouvernement, au poste de ministre du Commerce. La radicalisme a connu une ascension, devenant la première force politique, tandis que le mouvement socialiste a commencé à se transformer en un parti parlementaire comme un autre.
C’est à la fin de la première décennie du XXe siècle qu’une haine dirigée contre le pouvoir républicain sourd des milieux socialistes, alimentée en particulier par le massacre de Fourmies, perpétré le 1er mai 1901 (Image). La manière dont sont écrasées les grèves et réprimé le mouvement syndical par le ministère Clemenceau, scandalise bon nombre de militants de la cause socialiste et révolutionnaire.
Autour de 1906, aux yeux de ces derniers, le « Tigre », incarnation du dreyfusisme triomphant ayant publié dans son journal L’Aurore le pamphlet fameux « J’Accuse » de Zola, apparaît désormais sous les traits d’un effroyable fusilleur du prolétariat. Cette année, le 1er mai, une « grande peur s’empare des possédants, rapidement et habilement exploitée par le ministre de l’Intérieur. »[4] Par voie de conséquence « l’affaire Dreyfus prend aux yeux des militants ouvriers les contours d’une énorme mystification. »[5]
En 1908, un syndicaliste, Jules Durand (Photo), est arrêté puis condamné à mort pour faits de grève, alors qu’il n’y aurait même pas participé. Les autorités ne réagissent pas à ce qui semble être une grosse erreur judiciaire, une injustice comparable à l’affaire Dreyfus. Apprenant cela le directeur de La Guerre sociale, Gustave Hervé, fulmine : « La C.G.T. c’était bon pour protéger les bourgeois juifs, protestants et franc-maçons contre la vague antisémite et cléricale qui vous menaçait ! Maintenant que le danger est passé, que vous n’avez plus besoin des révolutionnaires, ils ne sont plus bons qu’à jeter aux chiens et aux juges. »[6] Hervé prend également pour cible le journal de la S.F.I.O., née en 1905 de la réunion des amis de Jules Guesde et de Jean Jaurès, L’Humanité, l’accusant de défendre les Rothschild et d’avoir été créé par des capitalistes juifs, pointant du doigt les amis juifs de Jaurès, les Blum, Lévy-Bruhl et Bernard Lazare. Ce même Jaurès qui avait été mis au pilori quelques années auparavant par la brillante plume de Charles Péguy, qui dans L’Argent s’en prend violemment à lui, le désignant comme « traître par essence »[7] et « agent du parti allemand »[8]. ■ (À suivre).
[1]Cité par Claude Villard, p. 411.
[2]Idem.
[3]Idem.
[4]Zeev Sternhell, op. cit., p. 324.
[5]Ibid., p. 321.
[6]Cité par ibid., p. 322.
[7]Ibid., p. 323.
[8]Idem.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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