Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
Une fracture scinde en deux le socialisme. Ceux qui optent pour le rejet radical de la République, de la démocratie libérale et laïque, deviennent des alliés objectifs de l’Action française.
Lagardelle du Mouvement socialiste se range du côté des socialistes favorables à l’esprit d’Amiens, c’est-à-dire à l’indépendance entre le mouvement ouvrier et le mouvement politique de Jaurès et Guesde. Pour lui ils sont désormais des sociaux-traîtres, dans la mesure où « le socialisme parlementaire n’a pas opéré de scission irréductible entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais il est devenu un des facteurs constitutifs de l’État et un des soutiens les plus efficaces de la démocratie. »[1] Point de vue partagé par La Guerre sociale et par des personnalités comme Sorel ou Berth. C’est à ce moment-là que naît le syndicalisme révolutionnaire à proprement parler, de la rupture avec l’autre grand courant du socialisme, la social-démocratie, qui contrairement à celle-ci refuse la démocratie représentative parce qu’il entend refuser de livrer bataille sur le terrain et avec les armes de l’ennemi, la classe capitaliste.
Aux législatives de 1910 les partisans du syndicalisme révolutionnaire appellent leurs ouailles à la grève des électeurs, pour reprendre l’expression de l’écrivain libertaire Octave Mirbeau [Photo]. Ce qui n’est pas sans réjouir l’Action française, qui s’en félicite publiquement.
Ainsi, à cause de l’aggravation des injustices sociales liées à la grande dépression et de l’escalade de la violence d’État exercée contre les ouvriers, c’est plus qu’une défiance qui s’est installée entre la République et la fraction la plus radicale du mouvement syndicaliste.
Celle-ci, qui s’est ralliée à la démocratie libérale au moment de l’affaire Dreyfus, a compris à quelle supercherie elle avait participé. Ses « amis » progressistes l’ont totalement floué. Ayant réalisé cela, il lui fallait alors rompre brusquement avec cette gauche nouvelle mouture, alliance des socialistes et des républicains, libéraux (appelés « opportunistes ») et radicaux (Clemenceau et Combes). Ce qui n’alla pas sans déplaire aux anti-système de l’autre bord, c’est-à-dire notamment aux partisans du nationalisme intégral.
Zeev Sternhell analyse cette congruence : « Le culte de la Révolution et des grands ancêtres jacobins, l’anticléricalisme, le suffrage universel sont des valeurs libérales auxquelles on fait porter l’étiquette de gauche, pour mieux neutraliser cette minorité activiste qui n’accepte pas les règles du jeu. À la veille de la guerre, les activistes des deux extrêmes, mais surtout ceux de l’extrême-droite, voient dans la volonté qu’on a d’entretenir le mythe – dans le sens sorélien du terme – du clivage gauche-droite une volonté délibérée de paralyser le potentiel révolutionnaire du prolétariat. Ce refus d’un fossé considéré comme artificiel est à l’origine du Cercle Proudhon »[2].
Le rassemblement des anti-utilitaires des deux rives vient mettre en branle le clivage qui oppose le parti du mouvement au parti de l’ordre.
L’attitude de Georges Sorel [Photo] est quelque peu ambiguë quant à cette entreprise de reformatage des lignes de fracture, sur laquelle il pose un regard à la fois distant, critique et bienveillant. En septembre 1909 il se sépare de le groupe socialiste auquel il appartenait, qui publiait la revue Le Mouvement socialiste, pour théoriser dans un périodique nouveau (La Cité française puis L’Indépendance) un syndicalisme authentiquement révolutionnaire, épuré des scories social-démocrates. Navet indique en effet que Sorel, « en donnant à ses articles de L’Indépendance une coloration nationaliste, semblait cautionner la convergence nouvelle »[3], sans pour autant devenir un adepte du nationalisme intégral. ■ (À suivre).
[1] Ibid., p. 334.
[2] Zeev Sternhell, op. cit., p. 31.
[3] Georges Navet, op. cit., p. 49.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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