Par Rémi Hugues.
Étude en 18 chapitres publiée en feuilleton dans JSF.
Sorel et les maurrassiens, des sentiments partagés
Dans le Mouvement socialiste, en juillet 1906, était publié un article intitulé « La faillite du dreyfusisme ou le triomphe du parti juif » signé par un certain Robert Louzon. Sa thèse, Sorel la développe dans l’ouvrage La Révolution dreyfusienne, qui sort en 1909. La même année, on l’a vu, il cesse sa collaboration avec Le Mouvement socialiste, dans un contexte de débâcle du syndicalisme, suite à l’échec de la grève des postiers. Il s’engage alors dans un nouveau projet : le lancement d’une revue nommée La Cité française, avec son épigone Berth, ainsi que Valois, ces derniers s’étant rencontrés par leur entremise lors d’un déjeuner. Il se rapproche de l’Action française dont il dresse un portrait élogieux dans l’article « La déroute des murfles » que publie le périodique italien Il divinere sociale.
Il écrit même dans les colonnes du journal de Maurras. Son article, publié le 14 mars 1910 sous le titre « Réveil de l’âme française : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc », rend un vibrant hommage à Charles Péguy. « S’il accepte un rapprochement afin d’entamer une discussion, il n’entend pas du tout se convertir à la monarchie, ni laisser croire qu’il est sur cette voie »[1], signale Poumarède. Mais il se montre très défiant vis-à-vis de l’Action française, ce qui peut expliquer que le projet de lancement de La Cité française ait vite avorté.
Il met en garde son protégé Édouard Berth contre ceux qu’il qualifiera ensuite de « pipelets nationalistes »[2]. On le sait grâce à la connaissance que l’on a de la relation épistolaire qu’entretenaient les deux hommes. Le 24 décembre 1911, Sorel lui envoie une lettre où il donne son sentiment au sujet du Cercle Proudhon : « Je suis persuadé que les amis de Maurras sont fort légers. Autre chose est d’admirer Proudhon en reconnaissant que le temps est venu de l’introduire dans la littérature française ou de prétendre annexer Proudhon à l’Action française. »[3]
Également, toujours au sujet de cette entreprise du Cercle Proudhon, il « redoute qu’elle ne contribue à rendre les jeunes gens moins aptes à comprendre Proudhon, parce que pour entendre celui-ci il faut faire abstraction de tous les projets politiques, et ce cercle se trouve sous des patronages qui lui donnent une couleur très politique ; l’Action française, en subordonnant tout à la politique, entendue au seul plan scolastique de forme de gouvernement, se montre très hostile au cours d’idées dans lequel il faut se placer pour juger Proudhon. »[4]
Au niveau de la théorie politique, toutefois, ce n’est pas Proudhon mais Marx qui se trouve au cœur de leurs discussions. C’est sans doute cela qui a amené chacun à choisir d’emprunter sa voie propre. Berth considérait que le syndicalisme révolutionnaire avait « pour mission de balayer un socialisme « livré désormais à l’hégémonie de la social-démocratie allemande et à l’influence exclusive de Marx.’’ »[5] Au contraire, Sorel reste fidèle au marxisme, qui a été, estime-t-il, dévoyé. C’est la thèse de La Décomposition du marxisme, qu’il termine en 1908. Dans ce volume il s’efforce d’éliminer du marxisme tout ce qui s’est amalgamé au marxisme. En somme il entend le purifier en lui retranchant ses prurits, nés principalement de la pratique politique en contexte démocratique des organisations ouvrières. Il y introduit, doit-on nuancer, le « vitalisme bergsonien » développé dans L’Évolution créatrice. Et lorsqu’il propose de remplacer la morale bourgeoise par « celle des producteurs et des guerriers »[6], il se borne à faire l’éloge de la tradition et de l’esprit aristocratique.
Cependant, il porte un regard bienveillant envers le projet dans lequel est engagé son poulain, qui seconde Valois. En attestent les mots écrits de sa main et rapportés par Poumarède : « J’ai reçu ce matin le premier des Cahiers du Cercle Proudhon, je vais m’y abonner. »[7]
De plus il mentionne une lettre destinée à Berth datée du 22 décembre 1911 où il est indiqué qu’il était un lecteur assidu de l’Action française. Il aurait même, indique toujours Poumarède, publié anonymement des lettres dans les Cahiers du Cercle Proudhon, en août 1912 et en juillet 1913. Il semble donc qu’il éprouvait une certaine sympathie pour le projet, sans pour autant vouloir s’y consacrer pleinement et encore moins se rallier à la doctrine maurrassienne.
L’échec du lancement de La Cité française a acté la fin du projet de coopération directe entre Sorel et les amis de Maurras. Mais son épigone Berth a pris le relais. Sorel se conduit alors en observateur tant admiratif que méfiant de cette formidable aventure intellectuelle qui est sans précédent. Aventure néanmoins de courte durée… ■ (À suivre).
[1] Géraud Poumarède, op. cit., p. 60.
[2] Par le truchement d’une lettre datée du 25 février 1914 citée par Georges Navet, op. cit., p. 63.
[3] Cité par Géraud Poumarède, op. cit., p. 74.
[4] Cité par Georges Navet, op. cit., p. 63.
[5] Ibid., p. 55.
[6] Zeev Sternhell, op. cit., p. 343.
[7] Cité par Géraud Poumarède, op. cit., p. 73.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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