Mardi, 3 août.
Ses apparitions dominicales à la maison paternelle avaient été assurément pour Huguette des journées heureuses. M. Guérin, de plus en plus fier de la voir embellir en grandissant, ne lui avait ménagé aucun des divertissements de Paris que l’on peut permettre à une jeune fille de bonne bourgeoisie. Mais elle n’avait eu d’intimité un peu prolongée avec lui que durant les vacances. Le mois d’août s était passé, nécessairement, chaque année, rue Vineuse, parce que son père, n’ayant qu’un mois de congé, le prenait en septembre et la consacrait à la chasse. Il allait s’adonner à cette passion dans son domaine de La Feuillée, sur le territoire d’Audun-le- Chêsnois, dans les Ardennes. Ferdinand Guérin avait là son bien de famille, une ferme d’environ cent cinquante hectares, exploitée par Antoine Matheron, moyennant un loyer de trois mille deux cents francs.
Ce devait être toute la dot de Huguette. Certes, c’était de quoi, faire un gentil mariage. Mais de là à faire le mariage qu’elle avait fait !…
Il en était un qu’elle avait considéré comme le plus beau qu’elle pût se promettre, quand son imagination de jeune lycéenne s’était aventurée dans l’avenir. C’était celui qu’elle aurait pu contracter avec François de Lherm, aujourd’hui lieutenant de zouaves, qu’elle attendait précisément à déjeuner.
Le château de Lherm était sur le territoire d’Audun-le-Chesnois, dressé au sommet d’un monticule également distant à peu près d’un kilomètre et demi de ce village et de la ferme de La Feuillée. L’association de chasse des châtelains de Lherm avec Ferdinand Guérin avait maintenu entre eux des relations de bon voisinage, malgré le laïcisme et le radicalisme de l’employé de banque. Le conservatisme et le catholicisme des de Lherm n’avaient pas eu à s’offusquer ouvertement de ces opinions du plus gros propriétaire terrien de la commune, après eux ; s’il les professait, il ne les propageait pas. Et, si l’entrée au lycée de sa fille avait choqué les châtelains, son assistance à la messe, la dimanche, avait neutralisé leur mauvaise impression.
« — Tant qu’elle va à la messe », avait dit le baron à sa femme, « elle n’est pas d’un mauvais exemple pour nos enfants. Et Guérin est un si bon fusil !… Et puis ses cent cinquante hectares de chasse, c’est quelque chose !… »
Huguette avait donc été, pendant un mois, chaque été, la camarade de jeux des enfants du château. Son exclusion, d’ailleurs, n’aurait pas fait leur affaire. Édouard, l’aîné, aussi bien que François, Gilberte, de même âge qu’elle, et Marguerite, de deux ans plus jeune, jusqu’au petit Charles, ils se seraient tous insurgés, si. on l’avait bannie de leurs ébats. Aussi belle enfant que maintenant belle jeune femme, point jalouse et même point vaine, parce qu’elle avait l’intuition de plaire sans qu’elle en prit la peine, elle suscitait de la joie en tous ceux qui rapprochaient. Elle était de ces créatures privilégiées qui sont comme des vases d’allégresse. Le bon équilibre de son tempérament, l’heureuse plénitude de ses charmes extérieurs lui étaient la source d’une bonne humeur inaltérable, qui se communiquait, autour d’elle, comme d’un foyer il émane de la chaleur et de la lumière. Les parties de tennis, et de ballon n’étaient jamais disputées plus âprement, au milieu de plus de cris et plus de rires, que lorsque elle les animait de son adresse et de son entrain. Aussi tous ses camarades de jeux au château lui faisaient fête. Mais François surtout lui était prodigue de gentillesse.
Il faisait ses études au collège des Jésuites de Louvain. Les sentiments religieux, qui étaient héréditaires dans sa famille, s’étaient fortifiés en lui par les habitudes de piété qu’il avait contractées, sous l’action zélée de ses maîtres. Et sa vigilance qu’il était accoutumé à exercer sur ses pensées l’avait préservé du danger qu’aurait pu lui devenir Huguette, lors qu’elle eut ses quatorze ans. Il n’avait pas été, pour cela, insensible à sa beauté naissante. Mais son charme avait agi surtout sur son imagination. Sa grâce fleurissante lui avait été une source d’émotions ferventes. Sa pensée s’était attachée à elle, avec délices, mais pour la seule douceur ardente qu’elle répandait en lui. Elle avait été le pur aliment des forces printanières de sa générosité. Dans cet amour, tout en rêveries, que lui-avait inspiré Huguette, François avait été l’un de ces jeunes gens comme la guerre nous en a tant montrés, qui n’étaient guère allés au-delà de la pure sentimentalité.
Cette ardeur subconsciente avait éveillé en lui, insensiblement, pour nette jeune fille secrètement élue, toutes les exaltations de l’amour contenu par le respect, tous les transports de ses extases intérieures. Et ce bonheur avait paralysé en lui, pour ainsi dire, les troubles du désir. Sa seule pensée l’avait animé des dispositions héroïques des anciens chevaliers, dont il admirait la dévotion à leur dame. Il s’était senti prêt à s’immoler pour elle, s’il l’avait fallu, au prix du ravissement intérieur où l’entretenait son souvenir. Il imaginait, afin de la rendre fière de lui, des actions périlleuses et grandes. Mais le défaut de ces occasions propices à son courage l’avait maintenu circonspect, envers celle qui attisait ainsi toute sa jeune énergie. Et cette adoration muette qui le consumait pour elle ne s’était autrement manifestée que par des serrements de main, des regards caressants, des sourires tendres, qu’il croyait des expressions suffisantes de ses sentiments.
François de Lherm, imaginant que l’amour de Huguette pour lui, comme le sien pour elle, pouvait aller de soi par accord tacite de son cœur. avec le sien, recula, d’année en année, l’aveu formel qu’il lui en devait. Devenu officier, ses congés dans sa famille ne coïncidèrent plus avec les séjours de Huguette à La Feuillée. Il crut devoir s’abstenir de fréquenter M. Guérin, à Paris, durant ses deux années de Saint-Cyr, parce que ses idées le froissaient. En sorte que la jeune fille se trouva libre de tout engagement, lorsque le comte Gérard d’Auerfurst, que le hasard des affaires avait lié avec son père, s’était épris d’elle et l’avait demandée en mariage.
L’image du jeune officier avait surgi certainement devant les yeux de Huguette, lorsque son père lui avait fait part des intentions du grand seigneur allemand, puisqu’elle avait rêvé, comme à la plus belle chimère de sa vie, à son mariage avec lui. Mais elle ne pouvait guère supposer que leur amitié d’enfance fût devenue de l’amour, faute de s’être jamais manifestée positivement entre eux sous cet aspect. Et quel poids la perspective si incertaine d’épouser François de Lherm avait-elle pu opposer dans sa décision, à l’étourdissement de la grande situation parisienne où l’élevait d’emblée son mariage avec le comte d’Auersfurt ?
À l’heure qu’il était, tandis que Huguette, languissamment étendue sur le monceau de coussins où elle laissait sa pensée vagabonder, à travers ses souvenirs, se baignait pour ainsi dire inconsciemment dans la sensation de tous les bonheurs qu’elle devait à son mariage, la prochaine présence de François de Lherm, chez elle, ne pouvait l’émouvoir d’aucun regret, d’aucune mélancolie. Elle l’avait rencontré, tout à fait par hasard, deux jours auparavant, à un thé des Champs-Élysées. Ils étaient en compagnie, l’un et l’autre, et ils n’avaient pu échanger que des propos de bienséance. Mais elle l’avait invité aussitôt à déjeuner. Elle avait même insisté pour qu’il arrivât vers les onze heures, afin qu’ils eussent plus de temps pour bien bavarder entre eux. Son mari ne serait là qu’à midi, de retour d’un voyage dans les Vosges. Il serait certainement ravi de faire sa connaissance. Il n’aimait rien tant que les conversations avec des officiers. Et puis il ne s’opposait jamais à quelque chose qui pouvait lui faire plaisir.
III
Huguette regarda la montre en or enchâssée au bracelet qu’elle avait au poignet gauche. Onze heures moins vingt ! Elle aurait cru qu’il s’était passé plus de temps, depuis que sa femme de chambre l’avait quittée. Elle s’assit. Et elle s’étonna des sonneries de trompettes dans la caserne de l’École Militaire, et de sonneries de clairons dans la caserne Latour Maubourg, qui se. Répétaient à intervalles bien plus rapprochés que d’ordinaire. À la longue, depuis quatre ans qu’elle habitait cet hôtel de l’avenue de Tourville. elle avait fini par ne plus prendre garde presque aux appels stridents qui réglaient la distribution de la vie, dans l’une et l’autre caserne. Mais aujourd’hui, que se passait-il donc d’insolite, pour que l’air en fût déchiré, presque toutes les cinq minutes ? ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.