Mercredi, 4 août.
On aurait dit à Huguette que tout ce fracas autour d’elle était motivé par de graves rumeurs de guerre, depuis quelques jours, qu’elle aurait pris ce renseignement pour une mauvaise plaisanterie. La guerre ? Depuis le temps qu’on en parlait, sans qu’elle éclatât jamais !…
C’était le cauchemar des gens nés autour de 1870, qui s’étaient promis la revanche, sans jamais oser la prendre. Et maintenant qu’ils étaient hors d’âge de courir à la frontière, ils continuaient à en radoter encore pour y pousser la jeunesse. Mais la jeunesse avait autre chose à faire que de courir à la mort. Elle avait à gagner de l’argent et à s’amuser. La guerre ?… Quelle bonne blague ! C’était, d’ailleurs, par ces arguments que son mari l’avait rassurée contre l’inquiétude de cette calamité, qui se répandait depuis quelques jours. Cependant, cette éventualité, qu’elle se niait à elle-même, la tenait songeuse… Si elle arrivait, la guerre, son mari était officier de réserve dans l’armée allemande. Il devrait partir, aller se battre. Et alors ?… Elle le vit mort, quelques secondes… Mais non, il aimait trop la France. Il ne voudrait pas se battre contre elle… Il demanderait sa naturalisation tout de suite. Il lui avait dit plus d’une fois, en riant, qu’il la demanderait… demain.
Elle entendit des pas sur le perron. Sans même se retourner, elle se dit que c’était François de Lherm. Elle se leva, chercha une glace pour lisser ses cheveux, abattit quelques plis de sa jupe étroite et transparente, en menus gestes qui laissaient deviner l’estime et le culte qu’elle avait de son esthétique, et se retourna.
« — Comment ! C’est toi, Thérèse ! » s’écria-t-elle, surprise et légèrement déçue.
— Oh ! je te dérange ! Pardonne-moi ! » dit la jeune fille en l’embrassant. « Cinq minutes ! Seulement cinq minutes ! »
— Mais non, reste à déjeuner avec moi, au contraire.
— Oh ! ce n’est pas possible.
— Tu verras un charmant officier de zouaves, lieutenant, vingt-six ans, mon ami d’enfance. Qui sait ? peut-être un mari pour toi. »
Thérèse rit gentiment.
« — Tu veux me prendre par mon faible. Tu sais que j’ai bonne envie de me marier.
— Et celui qui te prendra ne sera pas une bête, ma chérie.
— Oui, tu as bon cœur. Parce que tu es heureuse, tu voudrais que tout le monde le soit. Non. J ’ai trop à faire aujourd’hui. »
Thérèse Arsac était la fille d’un camarade de M. Guérin. L’énorme inégalité récente des conditions de fortune entre elle et Huguette n’avait préjudicié en rien à leur étroite amitié.
« — Mais c’est vrai », remarqua Huguette. Tu es un peu rouge. On dirait qui tu as couru.
— J’ai marché un peu vite. Je suis en tournée de quête. »
Huguette la faisait asseoir devant elle.
« Et tu viens me taper ? » Huguette quand elle se sentait à l’aise, ne reculait pas devant les vocables du langage vulgaire. Elle s’approcha d’un joli secrétaire en marqueterie, prête à en ouvrir un tiroir.
« — Oui.. je viens te taper… » avoua Thérèse, avec un peu de confusion… « Maintenant que je suis là, je crois que j’ai commis une grosse étourderie…Excuse-moi !. Je me sauve. » Elle se levait.
« — Mais pas du tout », protesta Huguette. Tu vas me faire le plaisir de t’expliquer. Qu’est-ce que tu es venue me demander ?
— Je viens de réfléchir que, depuis ton mariage, tu as cessé d’être Française. Dieu ! que c’est ennuyeux, ces histoires de nationalités ! Je ne peux pas me faire à cette idée que tu es Allemande.
— Ça ne m’a pas préoccupé beaucoup jusqu’ici », avoua Huguette. « Et qu’est-ce que ça peut bien faire, pour nous autres femmes ? Nous n’en valons ni plus ni moins, j’imagine. » Il y avait, dans son accent, un peu d’aigreur que Thérèse sentit bien.
« Tu vois ! Je t’ai froissée !… Non, non ! » Elle se tournait vers la porte. « Je ne peux pas te demander décemment ce que je voulais.
— Assieds-toi donc, sensitive ! Et dis- moi ce que tu veux.
— Eh bien ! voilà. C’est pour la Croix-Rouge, Il est probable, il est-même presque certain que nous allons avoir besoin de beaucoup, beaucoup d’argent.
— Tu crois donc à la guerre ? Elle n’est pourtant pas encore déclarée.
— Oui ! va, c’est tout comme, Si tu étais passée, comme moi, devant la caserne Bellechasse et devant celle du boulevard de La Tour-Maubourg, là, à côté, il y en a un remue-ménage ! D’ailleurs, au comité, on se prépare aussi. Je voudrais que tu voies ça. Alors, comme nous n’aurons jamais trop d’argent, on m’a mise en route pour quêter toutes mes amies. »
Huguette se rapprocha du bureau et en retira un large billet bleu.
« — Voilà mon obole, ma chérie.
— Mille francs !… Oh ! Huguette !… Et moi qui craignais…
— Tu vois que si je suis Allemande légalement, je ne me désintéresse pas de la France.
— Merci, ma chérie ! Oh ! merci ! » Elle lui avait sauté au cou et l’embrassait.
— Quand je pense aux malheureux qu’on soignera et qu’on guérira avec ça ! Tu ne peux pas être de notre Croix-Rouge. Mais c’est comme si tu en étais.
— Et si je voulais en être ?
— Toi ?…
— Oui, moi. Ça ne me disait rien, quoique ce soit le grand chic dans le monde. Mais tu m’y fais penser.
— Ça ne se peut pas.
— À cause de ma nationalité légale ? Je peux en changer. Mon mari n’a qu’à demander sa naturalisation.
— Il faudra du temps. Tu sais… les formalités…
— Pas tant que ça. Je me suis fait tuyauter par Fœrlich, le directeur Crédit, Métallurgique Français, qui est Allemand naturalisé. Il m’a dit qu’un étranger marié à une Française, au bout d’un an de mariage, a droit à la naturalisation. Pour nous, ça peut aller très vite’, Nous con naissons assez de grands fonctionnaire et de ministres…
— Dépêche-toi, alors !… Mais tu crois que ton mari ?… »
Huguette eut un haussement d’épaules d’une charmante impertinence.
— Ma chère, mon seigneur et maître est mon humble esclave.
— Alors, je serai toute à ta disposition pour notre Société.
— Je vais mettre en mouvement Gérard. là-dessus, aujourd’hui même.
— Au revoir, Huguette ! Quelle chance de pouvoir se dire au revoir et non pas adieu ! Te vois-tu obligée de partir pour l ’Allemagne ?
— Dis-donc ! je ne t’ai rien fait… En Allemagne ? Quand j’ai ici toutes mes amitiés, toutes mes relations, et la vie, la vie ! Tous les enchantements de le vie de Paris !… Je la connais, l’Allemagne, l’Allemagne de mon mari, sa Souabe, son château d’Auersfurt, les paysans de ses domaines, des types, ma chère, à croire qu’on n’a jamais fait la Révolution ! Ah ! non, je n’irai pas, même s’il y avait la guerre. Surtout s’il y avait la guerre !
— Encore une fois merci de ton obole princière ! Et au revoir ! »
IV
Huguette s’attacha à cette idée de naturalisation de son mari. La conversation de Thérèse Arsac l’avait affectée plus qu’elle ne l’avait laissé paraître. L’éventualité de la guerre qu’elle lui avait montrée autrement menaçante qu’elle l’imaginait, les dangers que son mari allait y courir, le dérangement de ses habitudes qu’elle allait en subir elle-même, tout cela rendait urgente la démarche qui la rétablirait dans sa nationalité, abdiquée sans 1’ombre d’émotion à la célébration de son mariage. Elle y avait songé vaguement, les rares fois où, dans le monde, sa condition d’Allemande lui avait valu de petites mortifications. Mais, aujourd’hui, les inconvénients s’en précisaient dans sa pensée. Et, en même temps, son patriotisme, qu’elle avait si délibérément négligé, sous l’influence des opinions de son père et de son mari, s’éveillait en elle, avec une force qui la surprenait. Ce n’était pas en vain qu’elle avait, durant ses années de lycée, nourri son esprit de la saine substance des humanités françaises, et qu’elle s’était enthousiasmée par l’étude de l’histoire pour tant de beautés et de gloires qui commandent l’amour de la France. Allemande, elle ? Elle se découvrait foncièrement Française, malgré l’effroi où 1a maintenait perspective de la guerre imminente. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.