Vendredi, 6 août.
« — Bah ! » dit-il « ne vous affligez pas, Huguette ! Ce n’est pas pour me faire plaindre, c’est pour vous faire plaisir que je vous ai raconté cette histoire.
— Vous ne m’en voulez pas ?
— De me l’avoir demandée ?
— De n’avoir pas deviné… . de n’avoir pas attendu ? »
Il eut un regard sur les somptuosités du salon qui attestaient si haut toutes les délices de la vie dont Huguette avait été comblée par son mariage. Même s’il avait parlé à temps, est-ce qu’elle aurait pu hésiter, pensa-t-il, entre un lieutenant de zouaves et ce grand seigneur allemand qui l’avait établie dans une si imposante fortune ! Et ce regard de François, dont elle devina le sens caché, lui fit se demander, pour la première fois, si ce n’était pas la fortune de son mari, plus que sa personne, qui l’avait séduite. Le jeune homme se garda bien de formuler cette idée qui surgissait entre eux.
« — Serais-je là, si je vous en voulais ? » lui répondit-il avec un accent de tendre mélancolie. « Tout est bien, allez, dans ce qui arrive. Je suis toujours, votre ami d’enfance, Huguette. C’est tout ce que, je vous prie de retenir de, ce que je vous ai dit. Il .n’y a pas apparence que vous ayez jamais besoin de moi. Souvenez-vous pourtant qu’à l’occasion, je vous reste tout dévoué.
— Mon cher François ! ». Elle pressait sa main, affectueusement, dans ses fines mains si douces. Et, heureuse de ne lui voir aucune rancune, sa gaieté naturelle surmonta, son attendrissement. « Quelle chance », ajouta-t-elle, « de vous avoir rencontré ! Ça déteint donc sur vous, le Maroc ?… Mais oui. Vous êtes un vrai sauvage ! Sans le hasard de ce thé, avant hier, vous ne seriez donc pas venu me voir ?
— J’en mourais d’envie, et j’en avais peur.
— Et maintenant, vous me promettez ?
— Ah ! Maintenant ?… Qui sait quand nous nous reverrons ?
— C est vrai ! La guerre ! » dit-elle, avec un froncement de mauvaise humeur. « Mais elle n’aura pas lieu », ajouta-t-elle, pour se rassurer. « L’empereur ne la veut pas. Mon mari me l’a assez expliqué. De temps en temps, il s’amuse à remuer son grand sabre, comme ça, pour effrayer l’Europe, quand il tient à obtenir quelque chose. »
— C’est qu’il le remue vraiment plus fort que d’habitude, en ce moment. Et à force de le remuer… ».
On entendit le ronflement d’une automobile sur le gravier du jardin.
« — Ça, c’est mon mari », dit Huguette, en se levant. « Il va vous fixer, là-dessus, tout de suite… »
— Il revient d’Allemagne ?
— Non ! D’une tournée dans les Vosges.
— Ah !… M. d’Auersfurt a des affaires dans la région ?
— Mon mari a une passion, la botanique. Ça vaut mieux qu’une danseuse ou qu’une actrice, n’est-ce pas ? Il est docteur-chimiste. Et il applique sa science à la parfumerie. Voilà pourquoi il explore la flore vosgienne.
— Stupéfiants, ces Allemands !… Ainsi, grand propriétaire terrien, car il a de grandes, terres, en Allemagne ?…
— Ah !… Immenses !
—.Chimiste et parfumeur ?
— Parfaitement !… Mes bonnes amies, quand la jalousie leur donne de l’esprit, m’appellent entre elles : ʽʽLa Jolie Parfumeuse’’. Comme il adore les fleurs, il va, là-bas, à la recherche des essences rares. Et il découvre des combinaisons !… Toutes les Parisiennes en raffolent. II utilise ainsi sa passion des fleurs au profit de son commerce, et il fait des affaires d’or.
— C’est inouï !… Et il ne vous emmène pas dans ses tournées ?
— Oh ! moi, les Vosges vous savez !… J’ai fait ça une fois. Certainement, ça vaut le voyage. Mais les auberges de petites villes !… J’aime mieux les palaces. »
V
Le comte d’Auersfurt venait de paraître sur le perron.
« — Tu vas me retourner les bagages de fond en comble », disait-il à. son chauffeur qui était aussi son valet de chambre. « Il faut retrouver ce sacré carnet, tu entends ? Que diable ! il ne s’est pas envolé tout seul ».
Et blond, le teint rose, les yeux sans grand éclat, la figure massive, mais de traits harmonieux dans leur uniforme rondeur, Gérard d’Auersfurt pénétra dans le salon, son grand corps ample, mais sans embonpoint, vêtu d’un long cache-poussière en toile blanche qui le couvrait jusqu’aux pieds.
« — Ah ! ma chérie ! » s’écria-t-il, et avant de saluer François de Lherm. « Vous permettez, Monsieur ? Mais il faut que j’embrasse ma chère femme. Depuis trois jours, vous comprenez !.. » Il l’étreignit vigoureusement, la serra étroitement contre lui, la palpant, de ses fortes mains, aux bras, aux épaules, tandis qu’il disait : « Ma chérie ! Ça va bien, ma petite chérie ?… Trois jours sans te voir !… Et toujours aussi jolie ?… » Il la regardait avidement et l’admirait, maintenant qu’elle s’était un peu écartée de lui.
« Ma femme, voyez-vous, Monsieur, je l’aime, ma chère petite femme ! » Et il l’embrassa de nouveau avec emportement.
« — Gérard,- voyons !… . » Huguette était trop fine pour ne pas sentir que ces démonstrations désordonnées offusquaient François, au moins par leur manque de tact. Elle le vit qui regardait les tableaux suspendus au mur d’en face. Elle dit, le désignant à son mari : « Monsieur François de Lherm.
— Oh ! enchanté, Monsieur », s’exclama Gérard en lui tendant la main. « Ami d’enfance de ma gentille Huguette. Je sais. Officier de zouaves. Votre domaine touche à celui de ma femme, à La Feuillée. »
En effet, monsieur ; je suis moi-même heureux de faire votre connaissance.
— J’ai vu votre pays, Monsieur le lieutenant, votre petite patrie, comme dit votre éminent Maurice Barrès. Oui, une fois, en passant, avec ma délicieuse femme. Beau pays, Monsieur, bonnes terres. Et si elles étaient cultivées avec nos méthodes !… Parce qu’il faut vous dire. .Nous autres, Allemands, nous cherchons à nous instruire partout… J’en ai fait la remarque au fermier de ma chère femme, cet Antoine Matheron… vous connaissez… J’ai été bien reçu : ʽʽJe fais mon métier comme je l’ai vu faire à mon père, et je le montre à mes enfants comme je l’ai appris. Et La Feuillée ne s’en porte pas plus mal.’’ C’est un peu la France, ça, Monsieur. Novatrice dans ses institutions et routinière dans son activité… J’ai trouvé cet animal de Matheron assez insolent. J’ai voulu le flanquer à la porte. Ma bonne Huguette m’en a empêché. Et ce que veut ma gracieuse femme…
— Je ne pouvais, pourtant pas…
— Mais je t’ai dit que c’était bien, ma. Jolie !… Dans tes terres, tu es la maîtresse… Ce bon monsieur Guérin a donné ce domaine en dot à sa chère fille. ʽʽJe ne veux pas qu’elle vous vienne les mains vides’’, m’a-t-il dit. Brave Monsieur Guérin !… Comme si nous avions besoin de ça ! Et Huguette fait de son domaine ce qu’il lui plaît. Tout de même, si tu mettais dessus une famille allemande que je ferais venir…
— Mais jamais de la vie ! Ces braves Matheron, eh bien ! Ce serait du propre.
—Je respecte ta sentimentalité…- Elle a beaucoup de sentimentalité, vous savez… Mais vous l’avez connue petite fille… Une gentillesse de cœur ! » Et il l’embrassa encore…
« — Oh ! Gérard !… tu es insupportable ! » se récria Huguette, d’un petit ton boudeur qui provoqua un large rire de son mari. Elle avait perçu, autour des paupières de François de Lherm, un plissement plus accentué. Et elle n’avait pas besoin de cet indice de silencieuse ironie, pour savoir quel spectacle comique et douloureux lui étaient les intempérantes tendresses de son mari. Elle ajouta : « Tu sais que M. de Lherm déjeune avec nous ?
— Ah ! » fit Gérard un peu sèchement. Mais aussitôt, onctueux et cordial, il dit : « C’est doubler le plaisir de déjeuner avec toi, ma chérie… Très heureux, Monsieur, que vous vouliez me faire l’honneur… Toutes les attentions pour moi, tu les as… Elle sait que j’adore la conversation avec les officiers français. Et elle a pensé… Elle est charmante ! Charmante !… Cinq minutes vous permettez ? Le temps de secouer la poussière de la route et d’embrasser mon fils… Il va bien, notre petit bonhomme ? ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.