Vendredi 13 août.
« — Ça m’étonnerait », dit-elle en se retirant.
De toutes les fenêtres de la caserne du boulevard de Latour-Maubourg, la Marseillaise éclatait, entonnée à contre-temps dans les diverses chambrées ; elle emplissait, de ses accents mâles et discordants tout l’espace qu’elle faisait vibrer de sa rauque cadence d’alarme et d’énergie héroïque.
X
Le visiteur annoncé au comte d’Auersfurt était un homme chauve, aux gros traits noyés dans des bajoues plantées d’une courte barbe grisonnante, l’œil vif et indéchiffrable, la taille courte et rapetissé par un embonpoint un peu débordant.
« — Enchanté de vous voir, mon cher monsieur Fœrlich ! Il y à du nouveau ? » lui demanda Gérard en lui tendant la main.
« — S’il y a du nouveau ! » s’exclama M. Fœrlich, en soufflant fortement. « Ils mobilisent ! Les Chambres l’ont voté !
— J’en étais sûr… rien qu’à ces hurlements des casernes. »
De toutes les chambrées, en effet, de la cour invisible, derrière ses hautes murailles grises, des cris divers succédaient à l’hymne national, se heurtaient et se fondaient dans une grande clameur lancée vers le ciel comme le défi de la crânerie française au danger apparu dans toute sa pesante menace et affronté d’un cœur résolu.
« — La guerre ! La guerre ! » gronda le conte d’Auersfurt. « Pauvres moutons qui bêlent de joie devant l’égorgement !… Nous allons le leur montrer ce que c’est que le guerre !
— Toujours imaginatifs, les Français ! » dit Fœrlich. « En 70, mon père m’avait, laissé petit employé au Crédit Métallurgique. Déjà ils criaient : « À Berlin ! À Berlin ! » C’est les Allemands, encore cette fois, qui viendront à Paris, je pourrais le parier…
— Et rondement ! » affirma Gérard d’Auersfurt. « Vous pouvez le leur dire, à vos amis du Parlement et du ministère.
— Je le leur ai dit… Tout à l’heure encore à Jules Garulot. Voilà un homme intelligent !… S’il était au pouvoir, lui, ça marcherait autrement !… On peut encore espérer. La mobilisation n’est pas la déclaration de guerre. « Cédez ! Cédez ! La Russie, qu’est-ce que ça vous fait ? Et la Serbie donc ? » Voilà ce que j’ai dit à Garulot.
— J’espère bien qu’ils ne l’écouteront pas.
— Ah !… il ne faut pas ?… Bien ! bien ! Moi, n’est-ce pas, avant, tout, les intérêts de ma banque. Je suis pour la conciliation, pour les bonnes relations entre les deux pays. J’ai tant fait passer de capitaux français dans des affaires allemandes… Garulot comprend ça, lui. Il m’a bien, aidé quand il avait la présidence du conseil. Mais ils ne veulent plus de lui. Ils veulent la guerre. Et, comme il faut tout prévoir, j’ai prévu pour vous, Monsieur le comte. »
Fœrlich était directeur de ce Comptoir Métallurgique Français où, amené par ses affaires, le comte d’Auersfurt avait fait la connaissance de M. Guérin, père de sa femme. Le banquier posa sur une table une boîte qu’il avait sous le bras et tira, de son portefeuille, plusieurs papiers pliés en quatre, qu’il tendit au comte d’Auersfurt.
— Voici vos passeports, Monsieur le comte, ajouta-t-il. « Pour vous, pour Mme la comtesse, les deux domestiques et la nourrice…Pour bébé, on ne demandera. rien, je crois.
— Merci, mon cher Fœrlich ! Mais on vient de me dire, de l’intérieur qu’on n’en a pas encore besoin.
— Est-ce qu’on sait ? On ne prend jamais assez de précautions.
— Et vous les avez eus sans que nous comparaissions en personne ?
— Garulot ! » dit Fœrlich, en souriant et haussant les épaules. « J’ai dit à Garulot : ʽʽIl me les faut !’’ Je savais votre signalement, celui de tout votre monde. Garulot n’a qu’à faire un signe pour être obéi. Et j’ai eu vos papiers.
— « Quel pays ! » fit le comte avec une moue d’orgueilleux mépris. C’est trop d’obligeance de votre part, mon cher Fœrlich.
— Du tout, du tout, Monsieur le comte… Et maintenant, votre dépôt à ma banque. » Il lui montra la boîte sur la table : « Tout en or,’ Monsieur le comte.
— Vous me comblez, vraiment… Tout en or ? Je croyais que les règlements en or étaient déjà suspendus ?
— Pour le commun des clients. Mais pas pour vous, Monsieur le comte… Un bon pays, tout de même, la France. Tout ce qu’on veut ! on y fait tout ce qu’on veut ! Dommage qu’elle ne veuille pas s’entendre avec l’Allemagne… Nous ne vérifions pas, ici, parce que ça pourrait éveiller des soupçons…. Quand, vous serez arrivé… Je pense que nous serons d’accord.
— Nous sommes d’honnêtes gens, monsieur Fœrlich ! » lui affirma le comte. « Encore une fois, tous mes remerciements ! Je suis heureux de vous serrer la main. Vous avez beau être devenu Français, vous gardez le cœur allemand.
— C’est mon berceau, l’Allemagne. On est toujours attaché à son berceau.
— Au revoir, monsieur Fœrlich ! » dit le comte d’Auersfurt. « À bientôt ! »
—.Oh ! à bientôt ?
— Dans un mois… six semaines au plus, nous déjeunerons ensemble, ici, chez moi. Vous verrez !
— Peut-être pas si vite… Enfin !… Mes respects à Madame la comtesse ! »
XI
En montant vers l’étage où était la chambre de son fils, Huguette avait entendu le commencement de la conversation de son mari avec le directeur du Crédit Métallurgique Français. Sa visite, à un pareil moment, lui avait semblé singulière. Aussi, combien l’avaient intriguée les propos du financier sur la France et les Français, moins encore par leur teneur que par leur accent de pitié narquoise ! Et au lieu de poursuivre vers la chambre de son fils, elle s’était arrêtée à écouter, dans la galerie circulaire qui dominait tout le centre du salon.
Elle se rappelait l’obscure histoire du carnet de botanique perdu par son mari, en voyage, trouvé, grâce à un hasard invraisemblable, par un agent de la Sûreté Générale, soumis à l’examen du ministre de l’Intérieur, qui avait décidé, sans même l’avoir vu, de le lui faire restituer, sous prétexte, qu’on avait assez d’affaires sur les bras, pour le moment, sans en susciter de nouvelles. Elle réfléchissait à l’aplomb avec lequel son mari avait soutenu l’impossibilité de la guerre, pour l’annoncer tout à coup avec une ardeur féroce. Et elle apprenait, en même temps, que le directeur d’un grand établissement financier français, Allemand naturalisé, lui avait obtenu, spontanément, par l’entremise d’un politicien redoutable, des passeports qu’il n’avait pas régulièrement sollicités. En outre, ce financier lui apportait lui-même, avec ces papiers, en bon numéraire sonnant et trébuchant, le total de ses dépôts à sa banque, alors que tous les établissements de crédit ne délivraient plus, à leurs dépositaires, et en papier, que le dixième de leurs fonds immédiatement remboursables.
Jusque-là, Huguette avait été trop superficielle. Mais l’inquiétante figure qu’elle venait de découvrir à son mari, surtout depuis qu’il avait déposé, devant elle, le masque de bonhomie joviale qu’il avait affecté de lui montrer devenait plus inquiétante encore, éclairée par tous ces faits assemblés.
Certes, son mari était un personnage, d’importance. Grand seigneur, et de vieille noblesse, puissant par sa richesse et l’étendue de ses affaires, il avait droit à bien des égards. Mais il était étranger, en France. Il était de la nation qui provoquait la France à la guerre. Et elle le voyait exercer sur quelques dirigeants de la politique et de la finance françaises, non seulement un ascendant, mais une action de chef dont les désirs étaient prévenus. Elle ne cessait pas brusquement de l’aimer, quoi qu’en découvrant l’origine première de son attrait, elle eût éprouvé une honte soudaine. Son amour lui était apparu moins beau qu’elle l’avait cru. Et il subissait cette diminution momentanée qui accompagne souvent un conflit de volontés entre personnes fortement éprises. Sans la quitter, son amour lui était présentement moins sensible. Et l’ardeur de sa sensibilité étant attiédie, son admiration pour son mari était tombée tout à coup, et elle était devenue, sur lui, plus lucide. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.