Samedi 14 août.
Déjà, tout à l’heure, se heurtant à l’âpre nationalisme qu’elle ne lui soupçonnait pas, et à la prédominance de la sensualité dans son amour pour elle, elle l’avait découvert tout autre qu’elle l’avait cru. Ce désappointement subit stimulait son attention jusque-là endormie dans les enchantements de son amour, sur l’aspect obscur que venait de revêtir, à ses yeux, le seigneur chimiste et parfumeur, durant sa conversation téléphonique avec le chef de cabinet du ministre de l’intérieur et son entretien avec le directeur du « Crédit Métallurgique Français ».
Huguette redescendit vivement l’escalier de la galerie au salon, pendant que Fœrlich s’éloignait par celui du perron vers le jardin. À sa vue, Gérard d’Auersfurt s’écria, d’un ton irrité :
« — Comment ! Pas changé de toilette ?
— Non, mon cher.
— Tu as vu notre fils ?
— Non. Ta conversation m’a arrêtée en route.
— Tu nous as écoutés ?
— Ça en valait la peine.
— Mais, sacré nom d’un chien ! tu as donc juré de m’exaspérer, aujourd’hui ? Je te répète que nous allons partir ! Nous devons partir ! Il le faut ! Je sais que ça te vexe. Je ne l’aurais pas cru. Mais enfin, je le vois. Il faut partir, ma chérie !
— Maintenant, moins que jamais ! Pourquoi te suivrais-je ?
— Mais tu es ma femme ! » lui cria-t-il. « Tu es ma femme ! Tu es liée à moi, à ma vie ! Mes goûts, mes passions, mes devoirs, tout ce qui m’arrive nous est commun.
— Oui, si j’avais su exactement quel homme tu étais. Pouvais-je le deviner ? Quand on quitte son pays pour s’établir dans un autre, c’est signe qu’on fait bon marché du premier pour préférer le second. Toi, tu nourrissais, sans le montrer, pour l’Allemagne, un fanatisme forcené. Et qu’est-ce que ces privilèges dont je te vois jouir, dans un pays qui n’est pas le tien ?… II le serait, si tu le voulais. Tu n’aurais qu’un mot à dire, un signe à faire. Toutes les autorités, ici sont à tes ordres. Tu ne diras pas non. Je viens de le voir… Mais tu ne le veux pas. La France n’est pas un assez beau pays pour toi. En profiter ? Oui. Mais, l’adopter ? Fi !… Et qu’est-ce que c’est que ce carnet de botanique, qu’un agent de police t’a subtilisé ? Car tu ne l’as pas perdu. On te l’a pris. C’est trop évident… Qui-es-tu ? qui es-tu ? Que je je sache enfin, une bonne fois !
— Je suis un homme qui fait ce qu’il a à faire », répondit-il avec hauteur. Et comme il voulait qu’elle partît avec lui, comme leur amour restait encore la seule force capable de l’y déterminer, et qu’il lui était, en outre, un moyen d’éluder les explications qu’elle se montrait résolue à exiger, il ajouta, ardemment : « Et je suis un homme qui t’aime ! »
— Pas comme je l’ai cru ! Pas comme je le voudrais.
— J’ai eu tort, tout à l’heure, de me montrer autoritaire. C’est la première fois, depuis trois ans. Mais tu sais bien qu’une caresse de ton regard, un sourire de ta bouche, et je suis désarmé.
— Hé bien ! » dit-elle. Elle le regarda et lui sourit. « Restons en France ! »
— La France ! La France ! » dit-il avec une sorte de rugissement. « Il n’y a pas que ce pays au monde !
— Il n’y en a pas où le bonheur soit si doux ! »
À ce moment même, paraissait M. Guérin sur le perron. D’une taille avantageuse, droit et assez maigre, les cheveux grisonnants, la moustache blonde, les joues un peu déprimées, le teint clair, c’était un bel homme qui résistait bien encore à l’atteinte des ans. Il accourait plutôt qu’il ne marchait.
« —Mon cher père !… Vous allez m’aider », lui dit Gérard, venant à lui et lui prenant les mains.
— J’arrive à temps ! » répondit-il. « Je tremblais que vous fussiez déjà loin. » Il embrassait en même temps sa fille. « Ma pauvre Huguette, comment prends-tu ça ?
— Mais très mal ! » lui déclara Gérard. « Depuis plus d’une heure, nous sommes à nous disputer.
— Vous ! protesta Guérin. « Les amoureux parfaits !
— Et tu vas me donner raison, papa ! » affirma Huguette, impétueusement… Il veut m’emmener en Allemagne !
— C’est bien naturel.
— Ah ! fit Gérard d’un ton triomphant.
— Tu trouves ? » répliqua Huguette à son père.
« — Il est Allemand. C’est la guerre. Vous allez en Allemagne… C’est très douloureux. Mais qu’y faire ?
— Huguette ne peut pas admettre », dit Gérard, en haussant les épaules, « que j’aille faire mon devoir.
— Mais oui, son devoir », appuya M. Guérin.
« — Et le pays qui vous a hospitalisé des années, qui vous a enrichi, qui vous a offert toutes ses beautés, toutes ses joies, on ne lui doit rien ?
— Elle voudrait, puisque c’est la guerre », précisa Gérard avec une indignation concentrée, « que je sois déserteur !
— Se faire naturaliser », rectifia Huguette, « ce n’est pas déserter.
— Et porter les armes contre sa patrie ! » s’écria Gérard avec un sursaut d’horreur, « ce n’est pas trahir !… Car, si je devenais Français, je serais incorporé immédiatement. Je suis en âge de servir… Déserteur et traître ! Un joli monsieur ! Bien digne de ton estime !
— Fais donc ce que tu veux ! » dit Huguette découragée. « Moi, je ne vais pas en Allemagne !
— Tu n’y penses pas ! » s’exclama M. Guérin. Tu dois suivre ton mari !
— Oui… d’après le code… Pour une fois, j’offenserai le code.
— Il n’y a pas que le code », insista le père, un peu scandalisé. « Il y a tes sentiments. Il y a ton amour… Vous qui vous adorez !… Tu me l’as toujours dit… Vous en seriez à une rupture ?
— Une rupture ?… Tu as des mots papa !… »
On n’a pas aimé un homme durant des années, dans une joie inaltérée, même si on découvre. que l’attrait de sa personne a été moins déterminant peut-être que les avantages de l’association avec lui, sans regimber à l’idée brusque d’une séparation. Huguette tressaillit à cette perspective. Mais elle ne voulut pas pénétrer tout le tragique de la situation. Elle ajouta, donnant le change sur sa perplexité, par l’enjouement de son accent :
« — Il ne s’agit que d’une absence… d’une espèce de. voyage que Gérard aura fait sans moi… Dix minutes plus tôt, tu l’aurais entendu comme moi donner rendez-vous à Fœrlich, ton directeur, pour un déjeuner, ici même, dans un mois ou six semaines… Je veux l’avoir attendu, chez nous, pour ce déjeuner… le déjeuner de la victoire ! » conclut-elle, sur un joli ton d’impertinence et de défi.
« — Je ne te comprends pas, mon enfant », dit encore M. Guérin, tout déconcerté par l’aigreur de sa fille. « Pour que vous en soyez là, il faut qu’il se soit passé quelque chose de grave entre vous.
— Entre nous ? » intervint Gérard. « Rien du tout !… Seulement, depuis ce matin, Huguette s’est avisée de se découvrir un patriotisme exalté. Cela vous étonne ? Pas tant que moi… Lorsque vous avez bien voulu m’admettre à votre intimité, ce qui m’a surtout attiré vers vous, après la beauté de Huguette, cela va sans dire, c’est votre grande ouverture d’esprit, cette clairvoyance, commune à tous les hommes de votre parti, qui vous a fait voir les conditions indispensables au développement d’une grande démocratie, votre opposition si résolue aux chimères du chauvinisme, votre foi si ferme à la souveraine efficacité du droit, vos inquiétudes des excès de l’esprit nationaliste, votre attachement aux bienfaits de la paix, votre préférence des dépenses sociales aux prodigalités militaires. Aussi, quand j’ai voulu, épouser Huguette, la sachant votre fille et affranchie des préjugés rétrogrades par une bonne culture universitaire, je n’ai pas hésité à vous la demander. Je me suis dit : ʽʽQu’est-ce que ça fait, sa nationalité ? Elle n’y pense même pas. Ce ne sera jamais un sujet de désaccord entre nous.ʼʼ Et voilà que, tout à coup… ■ (À suivre, lundi 16 août)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.