Lundi 16 août.
— Voilà que, tout à coup, je l’ai sentie, ma nationalité ! » l’interrompit enfin Huguette, avec une belle véhémence. « Je t’ai laissé parler, parce que tu achevais de te peindre à mes yeux… Papa, tu n’as pas vu, non tu ne sais pas comme il se moque de nous… Il nous félicite d’être libres de préjugés rétrogrades. Et lui, il les cultive avec piété… Tu n’imaginerais jamais ce que j’ai découvert tout à l’heure. » Elle tendit la main dans la direction du cabinet de travail de son mari. »Cette glace que tu vois là ajouta-t-elle, « recouvre un portrait de Guillaume II… Monsieur faisait ses dévotions devant l’image sainte, quand il était seul !… Survenait-il quelqu’un ? Un coup de pousse sur un ressort. Et la glace devenait le voile qui la dérobe aux profanes… Est-ce ingénieux, hein ? Est-ce. assez malin ?… Toute l’Allemagne ! Ils portent dans leur cœur toute l’Allemagne, casquée, bottée, dans une armure étincelante, comme le dit leur empereur !… Et avec nous, ils affectent de nous admirer pour notre pacifisme, pour notre humanitarisme, pour notre antimilitarisme, pour toutes nos niaiseries, que nous appelons nos idées avancées !… Doivent-ils rire de nous, tout de même, quand il sont entre eux, et qu’on n’est pas là pour les écouter !… Cette découverte du portrait, ça n’a été qu’un éclair. Mais quelle lumière sur toi, Gérard, sur toute ton Allemagne ! Et nous avons dénigré nos patriotes, papa ! Nous avons fait de l’esprit contre tous ceux qui ont attisé la flamme de l’énergie française ! Nous avons souhaité que notre armée soit de moins en moins une armée !… Nous étions si intelligents !… Gérard te l’a dit… En toi, c’est surtout l’intelligence qui l’a séduit.
« — Ce n’est pas ma faute », répliqua Gérard, « si les Français ont proclamé supérieures certaines doctrines que, nous autres, nous croyons mortelles. Tant pis pour eux, si nous en profitons !… Et c’est assez discuter. Viens-tu avec moi, oui ou non ?
— Non ! » répondit Huguette d’un ton tranchant.
— Ah ! c’est trop fort, à la fin ! » s’écria-t-il exaspéré. « Après tout, tu es ma femme !
— Mais oui, Huguette ! gémit M. Guérin.
— C’est vrai !… Je suis ta femme. » Elle le regarda. Le narguant franchement : « En France, pas en Allemagne !… C’était sous-entendu, mon cher !
— Donnerwetter te Donnerwetter ! » jura-t-il, transporté de fureur. « Et dire que je ne pourrais pas !… » il s’avança sur elle, les mains tendues pour s’en emparer comme d’une chose à briser.
« — Oh !… Gérard ! » fit M. Guérin qui se mit entre eux.
« — Je n’ai pas épousé votre fille pour ne pas l’avoir à moi, à moi !… » dit-il, durement, quoiqu’il se maîtrisât. « Je ne peux pas la laisser ici. Je ne peux pas la laisser… La femme n’a pas d’autre patrie que son mari.
— À condition qu’elle le veuille ! Et moi, je ne le veux pas », répliqua Huguette froidement.
« — Mais quelle femme es-tu donc ? » lui cria-t-il. « Tu n’aimes donc même pas ton enfant ?
— Je n’aime pas mon enfant ?
— Tu vas donc le suivre ? Il ne résistera pas, lui !
— Tu me l’enlèves ! Pour me forcer à partir ? Tu ne me feras pas ça !… Non, tu ne le feras pas. Nous sommes en France, mon cher ! On n’y supportera pas la violence sur une mère… Dans l’auto, à travers Paris, je crierai ; j’ameuterai les passants ; je ferai du scandale ! Et comme tu dois partir inaperçu…
— Oh !… Plier !… Être obligé de plier… devant ça !… une femme !… » C’était comme un rugissement dans son gosier que la colère étranglait. Un frémissement l’agita. Il fallait bien qu’il se dominât, puisque sa volonté trouvait Huguette inflexible.
— D’ailleurs, tu vas voir ! » Elle sonna. Au domestique qui parut dans la galerie, elle dit : « Envoyez-moi Angèle avec le petit. Vite !
— C’est juste », approuva M. Guérin. Et s’adressant à M. Gérard : « Vous ne pouvez pas partir sans embrasser votre enfant.
— Mais il faut le laisser ! » répondit-il la voix brisée. « Et elle aussi ! Elle !… Ah ! Huguette !… C’est d’une cruauté… Quand tu es ma joie, ma vie, mon besoin de tous les jours !
— Gérard ! » dit Huguette sévèrement. La nourrice venait de paraître. L’enfant dormait. Elle le portait avec précaution.
« — Angèle », ajouta la jeune femme, « il faut partir en Allemagne.
— En Allemagne ! » s’écria la nourrice. « Maintenant qu’il y a la guerre !… Madame n’y pense pas ?… Dans ce pays… ce pays de Prussiens !… Je ne pourrai pas suivre Madame.
— Tu vois, Gérard ! » fit Huguette.
Le père se pencha sur le petit être endormi qui était son fils.
« — Mon cher petit ! » murmura-t-il. « Mon pauvre petit ! Mon fils !…
— Vous pouvez remontez, Angèle », dit Huguette à la nourrice.
— Mais si Madame s’en va ?…
— Non, Angèle. On ne s’en va pas.
— Parce que moi, je regretterais bien Madame. Mais je m’en retournerais chez nous.
— Non, non ; nous restons, nous. » Et s’adressant à Gérard : « Tu vois bien que c’est impossible.
— Soit !… Tu triomphes !… Mais pas pour longtemps !
— Au moins pour six semaines », répliqua Huguette d’un ton narquois.
« — Parfaitement ! déclara Gérard d’un ton hautain. « Je m’en vais donc… sans toi ! » ajouta-t-il, se radoucissant. « Qui m’aurait dit que tu m’infligerais ce supplice… toi que j’aime, ah !… si passionnément… Huguette ! » Il l’implorait. Elle se raidit, immobile. Il la saisit et l’étreignit frénétiquement. « Mon cher père !… » Il tendit la main à M. Guérin, qui la prit un peu mollement et lui dit :
« — Bon voyage, Gérard !… Au revoir ! » D’un pas décidé, le comte d’Auersfurt se dirigea vers le perron.
Une automobile ronfla, gronda rageusement, roula sur le gravier et s’élança dans l’avenue de Tourville. De la fenêtre noyée d’ombre, Huguette avait prêté l’oreille aux rumeurs convulsives du véhicule. Elle se sentit le cœur saisi d’une angoisse inexprimable. Près d’elle, son père n’osait pas lui parler, ignorant quels sentiments se gravaient sur son visage ravagé. Il la vit, de ses doigts fins, arrêter deux larmes qui perlaient à ses paupières.
« — Tu le regrettes ? » lui demanda-t-il d’une voix hésitante.
« — Je ne crois pas ! » murmura-t-elle, avec un geste de dénégation. « Je ne sais pas. J’étais si heureuse ce matin ! Et maintenant… C’est comme si j’étais tombée, tout à coup, d’une tranquille falaise enchantée devant un infini de désolation, où je me vois toute seule… Qu’est-ce qui va arriver ? Qu’est-ce qui va sortir de cet inconnu, de cette guerre ?
— Le fait est que c’est épouvantable d’y penser ! » gémit M. Guérin.
Tandis qu’ils s’abîmaient dans leurs appréhensions, un chant mâle et nourri de centaines de voix claires et ardentes montait autour d’eux au dehors. C’était encore la Marseillaise, entonnée par la jeunesse du quartier, spontanément amassée à la porte de la caserne de Latour-Maubourg, et impatiente d’attester, aux soldats déjà sûrs du départ, qu’elle était prête à, les rejoindre. Huguette et son père écoutaient, à la terrasse, le chant dont la sonorité puissante grossissait, presque de seconde en seconde, par l’appoint de nouvelles voix qui renforçaient le chœur primitif, Il avait tant d’élan, tant de résolution, tant d’énergie réfléchie, tant de flamme disciplinée qu’il répandait dans l’air des ondes ardentes et électriques, Des battements de mains, aux fenêtres, des cris de : « Vive l’armée ! Vive la France ! » l’appuyaient d’une sorte d’accompagnement disséminé.
« — C’est tout de même beau ! Tout Paris qui s’embrase ! » dit Huguette, un peu réconfortée par cette chaleur d’âme qui pénétrait l’atmosphère.
— Paris était aussi très échauffé en 70 », dit M. Guérin, mélancoliquement.
« — Ça ne devait pas avoir l’accent d’aujourd’hui… Qu’est-ce que c’est ? » demanda Huguette, qui se retourna, au bruit des pas qu’elle venait d’entendre sur le tapis. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.