Mardi 17 août.
— C’est quelqu’un », répondit le portier, « qui m’a remis sa carte dans cette enveloppe. C’est pour Monsieur le comte, ou, en son absence, pour Madame la comtesse. »
Elle eut un froncement de sourcils, en lisant le nom du visiteur.
« — Faites monter », dit-elle. Et elle tendit la carte à son père.
« — Inspecteur de la Sûreté générale », lut à mi-voix M. Guérin, en rentrant au salon, derrière sa fille. « Qu’est-ce que ça veut- dire ?
— Je m’en doute », répondit Huguette. « Quelque chose d’assez curieux. Tu vas voir. »
L’inspecteur Pierre Mouillot était devant eux et les saluait très correctement.
C’était un homme d’une trentaine d’années, sec et robuste. Une petite moustache taillée aux ciseaux, des sourcils touffus, des cheveux drus et courts, des yeux noirs, hardis et pleins de feu, indiquaient qu’il ne devait pas être un compagnon commode.
« — Madame la comtesse », dit-il d’un ton poli, mais où il y avait un peu de mauvaise humeur, « mes chefs m’ont donné l’ordre de remettre ce carnet à M. le comte d’Auersfurt. On m’a dit qu’il est absent. Je pense que vous voudrez bien le lui transmettre.
— Il l’aura, ici, du moins à son retour », répondit Huguette. « Je vous remercie,, monsieur !… Mon mari tenait beaucoup à ce carnet.
— Je vous crois ! » dit Pierre Mouillot. Il tira de sa poche une feuille de papier, qu’il déplia et tendit à Huguette. « S’il vous plaît, Madame, votre signature, là, pour me donner décharge… Nous autres, dans la brigade, on fait les choses en règle. »
Quand la jeune femme eut griffonné son nom au bas de la formule, elle dit à l’inspecteur :
« — Mon mari n’aurait pas manqué de récompenser le service que vous lui rendez. Et puisqu’il n’est pas là… » Elle fouillait dans le petit bureau sur lequel elle venait d’écrire.
« — Inutile, Madame ! Je vous remercie ! » protesta Pierre Mouillot. qui avait compris son geste. « Dans la brigade, on ne connaît pas les pourboires… Et puis, M. d’Auersfurt, s’il était là, saurait bien que c’est un fichu service que je lui ai rendu… Madame, j’ai bien l’honneur !… Monsieur !… »
Il fit quelques pas vers la sortie.
« — Monsieur l’inspecteur ! » appela Huguette.
« — Madame !
— Je suis Française. Je ne suis Allemande que par mon mariage.
— Je le sais, madame.
— Vous pouvez me répondre peut-être à une question. Si. vous êtes en possession de ce carnet… : C’est qu’on a des soupçons sur mon mari ? Vous l’avez surveillé ? »
Les yeux noirs de Pierre Mouillot jetèrent une étincelle de colère et d’ironie. « — Les chefs », répondit-il, « ont décidé que ce carnet est un carnet de botanique. Je ne dois pas avoir d’autre opinion que mes chefs.
— Je vous remercie, Monsieur ! », lui dit Huguette avec une inclinaison de tête qui le congédiait. Elle prit le carnet sur son bureau. « Il aurait donc fait de l’espionnage ? » ajouta-t-elle.
« — Oh ! Huguette ! Un grand seigneur ! » protesta M. Guérin. Et la jeune femme entendait retentir en elle le mot que François de Lherm lui avait suggéré sur son mari : « Simulateur ! » Elle feuilleta le carnet.
« — Des dessins, des fleurs… » dit-elle, des notes en allemand, des noms de localités, avec le dénombrement du bétail, des céréales… Xonville, Liromagny, Fonlupt… 68 bœufs, 220 vaches, 379 moutons, 625 volailles, au moins 180 hectolitres de blé, 113 d’avoine… Qu’est que ça a à faire avec la botanique, tout ça ?
— Je crois que je devine », hasarda M. Guérin. « Les Allemands, tels que je les connais, poussent aux derniers détails l’information commerciale. Il s’aident entre eux, à tel point qui n’est pas croyable. Gérard, quoique les produits agricoles ne soient point de sa partie, a très bien pu mettre à profit ses herborisations pour établir des statistiques, qu’il envoyait à des commerçants de là-bas… Ah ! ils sont étonnants les Allemands, tu sais ! Ils font attention à tout. Ils tirent parti de tout.
— On fait des enquêtes pareilles pour de l’argent. Mais Gérard en regorge, a ne savoir qu’en faire.
— C’est pourquoi il n’est pas admissible qu’il ait fait de l’espionnage.
— J’aime mieux te croire. Comme ça, au moins, je n’ai pas à le trouver vil.
— L’Allemagne, va ! l’enrichissement de l’Allemagne ! Ils n’ont que ça en tête.
— Qui m’aurait dit ça de ce Gérard, ce bon garçon, si ardent à la fête ! ce rigolo ! ce gros Père-la-Joie !… On l’appelait comme ça, entre amis de cercle et de noce… Et tout ça, ce n’était qu’un masque qui cachait son vrai visage ! Son vrai visage, tu viens de le voir comme moi, papa. Un Allemand farouche, un Allemand forcené, qui adore son Empereur, comme une idole ! Et j’ai été si heureuse, avec cet homme-là !… Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ?… Je me sens toute seule, à l’abandon.
— Mais non, Huguette, tu n’es pas seule.
— Oui, papa, je t’ai. Je le sais, va !… Seulement, je me fais l’effet d’une divorcée… Et ce matin, mon mari et moi, nous étions amoureux comme aux premiers jours.
— Ce n’est qu’un premier orage. Il le reviendra.
— Je n’en doute pas… Mais l’aimerai-je encore ?… L’homme que j’ai aimé en lui, je viens de voir qu’il n’existe pas. Et l’homme qu’il est, comment pourrai-je l’aimer ?… Vois-tu, papa, c’était trop beau, mon mariage. Il est trop disproportionné, trop en dehors des conditions normales. Il a dû offenser quelque vieille loi de la nature sociale, que nous avons crue périmée, et qui survit obscurément.
— Rien n’est plus admis, par conséquent, rien n’est plus normal, pour une femme, que le riche mariage.
— Oui, mais, cette loi, que je suppose doit vouloir que les époux soient de même nationalité et aussi, je crois de mêmes traditions, de même formation d’esprit et de conscience… Quelle vie aurons-nous, mon mari et moi, après cette guerre ?… Nous nous heurterons à tout moment, à propos de tout.
— Comme tu deviens grave, ma petite !
— J’ai plus réfléchi, en trois heures, que durant les quatre années de mon mariage, sûrement… Je te l’ai dit, papa… Cette guerre, c’est comme un effondrement de quelque sommet riant, fleuri, tout frémissant de musique et de joie, devant une immensité vide, où nous attend l’inconnu et le devoir.
— Veux-tu dîner avec moi ?
— Oh ! oui, papa, c’est ça, chez toi ! Nous verrons ensemble ce qui me reste à faire… Allons embrasser bébé, et nous partons.
Ils disparurent par la galerie, en haut de l’escalier.
Et dans le salon vide, le silence s’établit, un silence anxieux, qui communiqua, semblait-il, aux somptuosités qui le paraient, un air d’objets à l’abandon et, pour ainsi dire conscients de leur entrée, dans une définitive inutilité.
DEUXIÈME PARTIE
I
On aurait pu se croire à mille lieues de la terrible guerre, à voir les bâtiments blancs et intacts de la ferme de La Feuillée. Suspendue à mi-côte des bois de Faymont, sur une vaste clairière en terrasse de ce long contrefort qui allait, en s’élevant de l’ouest à l’est, se souder à la chaîne des Ardennes, dans la direction de Mouzon, elle était là, isolée, à plus de trois kilomètres de la commune d’Audun-le-Chesnu, étalée dans la plaine.
Une lune toute ronde, dans un ciel scintillant d’étoiles répandait sur toute la contrée, sa clarté de demi-jour si limpide qu’on voyait, au sommet de la colline, en face, à une bonne demi-lieue, la silhouette des toitures du château de Lherm nettement découpées sur l’horizon bleuâtre, au- dessus des ramures dépouillées de son parc. Et par le froid vif de cette nuit de décembre, les masses noires de la forêt, au-dessus et au-dessous de la large terrasse des champs en friche ou en labour, immobiles dans cette atmosphère transparente, élevaient comme une enceinte épaisse de silence autour de la ferme solitaire. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.