Vendredi 20 août.
« Il vous aime, quoi ! C’est toujours ça », conclut Véronique.
« — Ah oui ! il m’aime ! » soupira Huguette, avec un accent d’amère contrariété. « … Merci », ajouta-t-elle, saisissant le revolver que Rose lui tendait.
Elle faillit recevoir sur la figure la porte qui s’ouvrit violemment devant André Matheron.
III
« — Oh pardon !… pardon, Madame !… dit il, tout essoufflé…, t’as vu maman ?… Ils… ils brûlent le château !
— Si j ai vu !… » répondit la mère. « Mais qu’est-ce que t’a retardé comme ça, mon petit ?
— Mais ça, maman, le château » répondit André, qui avait repris haleine.
Rassurée sur son fils, maintenant, mais attentive au bien du domaine, même en proie à la pire anxiété, elle lui demanda :
« — Et M. Herbois, viendra-t-il voir la Roussette, au moins ?
— À huit heures, demain, il passera… Je sortais de chez lui, et je prenais par la place devant la mairie, pour rentrer chez nous. Y avait un monde ! Tout le village, quoi !… J’ai voulu voir un peu d’quoi y retournait, parce que, des fois, si on avait parlé de papa, là-dedans, fallait savoir s’pas ?… J’entre. V’là Augustin Poinsot qui me dit : “Justement, y requiert ton père.
— Qui ?
— Eh ! l’commandant donc !
— Et qu’est-ce qu’y lui veut à papa ?
— C’est rapport aux aviateurs.” Je veux m’sauver. Mais on crie : “V’là l’gas à Matheron !
— Qu’il avance ! dit le commandant”. Plus moyen de m’échapper. Je m’approche. Je regarde le commandant. C’est un homme fort, pas très grand. Tenez. Madame, tout comme M. le comte, qui est venu, ici, avec vous, l’année dernière, en automobile.
— J’en étais sûre », interrompit Huguette, en jetant un coup d’œil à Véronique.
« — C’est peut-être une ressemblance », dit celle-ci.
« — Oh ! non ! L’incendie de Lherm, voyez-vous, c’est signé de lui.
— Le commandant m’a dit », reprit André : “Tu es le fils Matheron ?
— Oui, »Monsieur », je lui ai dit.
— Où est ton père ?
— Je vas vous dire, Monsieur. Y a ben deux bonnes semaines…
— Je ne te demande pas d’histoires, me fait le commandant. Où est ton père ?
— Chez les bûcherons, que j’y réponds. J ’l’avais trouvée tout de même mon histoire. À des Roches, faut pas avoir peur de mentir, s’pas ?
— Chez les bûcherons ! fit le commandant. Quand il devrait être ici, puisqu’il est maire de sa commune, à me faire son rapport sur ces aviateurs !” Il s’est tourné vers un autre officier et il a dit : “Quelle organisation, hein ! Et toute la France est comme ça ! Enfin ! Nous mettrons ordre à ça… Et tu l’as vu tomber, l’aéro ?
— Oh ! oui, Monsieur, entre le château de Lherm, et not’ferme vers le couchant.
— Tu sais le chemin du château toi ?
— Ben, Monsieur, comme tout le monde.
— Tu vas nous conduire.” J’savais pas pourquoi c’était sûr que si j’avais su, je me serais enfilé dans le premier fourré du bois, où ça fait tournant ! C’est seulement quand on est arrivé que j’ai compris… Des coups de crosse, des coups de hache dans les volets, dans les portes, les carreaux qui volent en éclats… J’avais idée de leur crier : “Mais vous êtes fous ! Mais qu’est-ce qui vous prend ? Ce Château ne vous a rien fait ! Y a personne dedans.” Ah ! bien oui !… Tout de suite, dans le vestibule, devant le grand escalier, les tables, les banquettes, les fauteuils, les chaises, tout ça empilé en tas, arrosé d’un grand bidon de pétrole, une allumette, et une flamme aussitôt, ah ! jusqu’au plafond !… Des soldats, ça ? Des démons, Madame ! de vrais démons enragés !… J’étais si en colère de toutes ces belles choses brûlées là ! Et pourquoi ? Pour rien ! Pour le plaisir !… J’ai eu envie d’empoigner un fusil, de taper dans le tas… Puis j’ai filé. J’ai sauté le mur du jardin, et j’ai couru jusque chez nous.
— Le commandant était là ? » demanda Huguette.
— Pour sûr ! Dans la cour, à côté du grand mélèze, vous savez ! Il fumait son cigare. Ça avait l’air de l’amuser beaucoup.
— À quoi bon aller là-bas, puisque c’est ainsi, dit Huguette.
Elle posa son revolver sur le bord du buffet de la cuisine, et tendit sa toque de fourrure à Rose, qui la mit sur le lit tout blanc, au pied de l’escalier. Elle prit une chaise, et s’y laissa tomber, à bout de tout le courage qui la poussait tout à l’heure au secours du bâtiment incendié.
Véronique et Rose s’assirent à côté d’elle, leur angoisse accrue par ce forfait de la soldatesque allemande dans leur voisinage. Et le jeune André, tout pâle de sa course, dit :
« — M’man, je boirais ben un coup d’vin.
— T’as soif, donc, mon p’tit ?
— Non, mais j’suis un peu eu nage d’avoir tant couru. Et il n’fait pas trop chaud ici.
— Bois vite, mon garçon ! Manquerait pus qu’ça qu’tu prennes du mal ! »
Et on n’entendit plus dans la salle à demi noyée de ténèbres, que le glouglou du vin versé de la bouteille dans le verre que le jeune garçon avala. Il vint prendre sa place autour du feu, après avoir poussé un soupir de satisfaction, respectueux du silence où les trois femmes étaient plongées. Sans modifier son attitude accablée, Véronique dit à son fils :
« — Qu’est-ce que c’est que cette histoire que tu voulais raconter au commandant, quand il t’a demandé où est ton père ?
— J’allais pas lui dire : “Quand ils ont eu brûlé leur aéro, les aviateurs sont venus à la maison. On les a fait manger.
Et papa est parti avec eux leur montrer le chemin pour s’sauver.” J’allais point trahir papa, s’pas ? Je voulais lui dire : “Y a ben deux bonnes semaines que p’pa veut faire des coupes dans nos bois. Alors, c’soir. après souper, p’pa est parti embaucher les bûcherons qu’ont leur cabane, en plein bois, dans la montagne, de l’autre côté d’celle de Faymont.” Et va-t’en voir s’il trotte, mon père, que j’ai pensé ! D’ici que tes hommes le cherchent, y s’ra rentré chez nous. Bien malin sera celui qui pourra dire qu’il a fait sauver les aviateurs !
— Mais c’est très bien, André ! » approuva Huguette, que l’exposé de ce subterfuge avait tirée de sa prostration. « Tu est rudement intelligent.
— Tiens ! » fit le jeune garçon, tout fier de cet éloge, « parce qu’on est paysan, on n’est pas forcé d’être bête ! f Véronique eut un sourire de complaisance, heureuse sur son visage anxieux. Elle dit :
« — Si seulement le père pouvait la savoir, ton histoire, en cas que le commandant vienne chez nous !
— N’en doutez pas, puisqu’il me sait ici », affirma Huguette qui se leva.
« — Mais ce n’est peut-être pas Monsieur le comte, ce commandant », objecta Rose.
« — Du moment que Lherm brûle, ce ne peut être que lui », soutint la jeune femme.
« — Je pourrais aller au-devant de papa et lui dire », proposa André.
« — Et s’il a changé de route, pour revenir ? » supposa Véronique.
« — Elle est bien cachée, cette cabane des bûcherons, mon petit ? » demanda Huguette.
« — Oh ! Madame ! » répondit André, « on aurait le nez dessus qu’on ne la trouverait encore pas, si on ne la connaît point.
— Tu n’aurais pas peur de m’y conduire, malgré la nuit ?
— Peur de quoi, Madame ? » dit André.
« — Brave garçon ! » lui dit Huguette, en appuyant gentiment sa main sur son épaule.
« — Ah ! il est courageux, allez, pour ses douze ans !… » remarqua Rose.
« — Mais », se récria Véronique Matheron, « vous n’allez pas quitter d’ici, tout de suite, Madame ?
— Si ! C’est une idée qui m’est venue à l’instant.
— Mon Dieu !… gémit Véronique. Et le père qui tarde encore !…. André, va donc épier, sur la route, si tu ne l’en- tends pas ! »
L’enfant sortit aussitôt. Huguette remettait sa toque de loutre. Véronique reprit :
« — Et vous laissez vot’ petit ?
— Je l’emmène. C’est surtout lui qui me fait partir.
— Par ce froid qu’il fait !… Mais c’est risquer sa mort ! ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.