Lundi 23 août.
— Je vous ai su gré de tout cela, croyez-le bien. J’ai trop vu, il est vrai combien vous m’aviez trompée sur le vrai fond de votre nature, ou plutôt combien je m’étais trompée, le dernier jour de notre vie commune, à Paris… Oui, c’est comme si vous aviez eu un masque sur le visage, et ce jour-là…
— Je n’ai pas été loyal, dans mon amour pour vous ? » lui demanda-t-il violemment.
« — Dans votre amour, peut-être. Mais envers la France ?
— Ah ! ça, c’est autre chose ! Et nous n’allons pas recommencer la discussion là-dessus.
— Mais », reprit Huguette, « dans ma solitude, à l’abri des calamités que vous avez déchaînées partout, si je suis restée déçue cruellement de nous être découverts bien différents, je ne me suis pas sentie entièrement détachée de vous.
— Ah ! vous m’aimez, Huguette. Vous m’aimez toujours ! » s’écria Gérard. Et il saisit la main de sa femme pour la dévorer de baisers.
« — Permettez-moi de ne pas vous répondre » dit-elle. « Je ne vois pas assez clair dans mes sentiments… Je crois qu’il eût mieux valu que vous ne veniez pas ici.
— Une occasion unique de nous revoir, n’en pas profiter ?
— Pensant aux témoignages que j’avais ici de votre sollicitude, je me disais que vous aviez tout de même une certaine bonté, que vous gardiez une certaine mesure, vous, dans les procédés de guerre de votre armée… Mais cet incendie de Lherm, ce pillage de la cave !…
— Tout ça, c’est par amour pour vous que je l’ai fait. Quand on est jaloux c’est que l’on aime. Et on se supporte pas qu’un autre aime qui vous aimez. Pourquoi cet officier de zouaves a-t-il eu l’insolence de vous aimer ? Je devais le châtier.
— Et me gâter la bonne opinion que je tâchais de garder de vous ?… Vous êtes donc pareil aux autres, à tous vos officiers qui pillent, qui brûlent, qui massacrent, à tort et à travers ?… Qu’est-ce que c’est que cette offense que vous prêtez gratuitement à M. de Lherm, auprès de ce que vous lui avez fait ?… Avez-vous pu voir que je l’aimais, moi, pour en être jaloux ?
— Non. Mais entre lui et vous, je sens quelque chose qui fait tort à mon amour. »
Elle le regarda. Un sourire malicieux jeta un éclair fugitif sur la gravité triste de son visage.
« — Hum ! » fit-elle. « Décidément les jaloux sont partout les mêmes.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’il n’est pas très adroit de rendre précises, dans l’esprit d’une femme, certaines images encore confuses.
— Peuh !… Subtilités françaises, tout ça !… Et quand je souffre !…. Quand vous me voyez plus altéré que le pèlerin du désert au bord d’une eau vive, et qui veut y tremper ses lèvres ! Huguette ! » supplia- t-il, « cette rencontre, cette nuit avec vous, depuis cinq mois, je les ai attendues !… » Il lui saisit les bras, et plus ardemment encore, il ajouta : « Huguette ! Je t’ai tant aimée ! Je t’aime tant !
— Je vous en prie ! Je vous en prie ! » dit-elle, en se dégageant. Vous devriez comprendre qu’entre nous il y a trop de choses contraires qui me tiennent blessée, endolorie !… Que voulez-vous ? Je ne suis pas à la même température que vous.
— Ah ! » fit-il, amèrement. « Vous y étiez pourtant, à la même température… avant !… avant la guerre !… avant M. de Lherm !… Je devrais vous parler en maître, vous, imposer ma volonté. Et ma colère se brise, au souvenir de tant de bonheur que vous m’avez donné… Non, je vous adore trop, je reste trop ébloui de votre beauté, pour pouvoir vous brutaliser !… Je sais bien que je vous révèle trop votre empire sur moi. Mais c’est plus fort que moi. J’ai besoin de pouvoir vous aimer, ah !… comme j’ai besoin de l’air que je respire ! Et vous ne pouvez pas vous détacher de moi.. puisque nous avons notre enfant. » Il se tourna vers le lit et il ajouta : « Cher petit !… J’ai bien tort de m’inquiéter. Tu es la sainte sauvegarde de notre amour ! » Et s’adressant à Huguette : « J’aurais tant voulu le tenir dans mes bras, le sentir dru et lourd !
— Demain, si vous voulez », dit Huguette.
« — Demain, Je serai loin.
— Vous partez ?
— Ça chauffe, sur l’Yser ! J’aurai le bonheur d’être de la marche sur Calais ! … Je peux peut-être l’embrasser, le petit ?
— Oui, mais doucement.
— Seulement mes lèvres sur son front. » Il avança vers le lit, se pencha avec précaution, sur la petite tête rouge, enfouie dans les lainages, et, en se relevant, quelque chose retint son regard, dans la ruelle. Il étendit le bras et en ramena un objet rond, de couleur sombre, qu’il rapprocha de la lampe.
« — Tiens ! » dit-il, « un képi d’officier ! et d’officier aviateur ! Il y a l’étoile et l’aile ». Il le jeta sur la table, et il ajouta : « Hum !… Ces Français ! Toujours les mêmes !… Jamais sérieux dans ce qu’ils font. On ne laisse pas traîner ça. On le brûle. Je parie que si je fais fouiller la maison, je trouve le reste de l’uniforme. J’en trouverai même deux… Vous permettez que j’allume un cigare ?
— Certainement », dit Huguette toute tremblante de la découverte de son mari. Et, prenant le képi, elle voulut l’enfouir dans une armoire.
« — Non. Laissez ! » dit le major. Et il le rejeta vers le coin de la table.
« — Oh ! Ce n’est pas ce que vous croyez », osa-t-elle affirmer. Un peu de sang-froid lui était revenu. « C’est André qui a trouvé ce képi, tout à l’heure, près de l’aéroplane brûlé. Il a voulu le garder, cet enfant, pour le mettre quelquefois. Cela se comprend.
— Parfaitement !… » lui répliquait-il, d’un ton un peu narquois. « Dites-moi, Huguette, vous vous trouvez bien de votre séjour ici ?
— Pas mal.
— Ça manque pourtant de confortable.
— Mais pas tant que ça. Et on s’y fait.
— Mais vos toilettes ?… À Paris, vous étiez une reine de la mode.
— Oui, ici, je manque un peu de chic. Que voulez-vous, à la guerre comme à la guerre. Je n’ai apporté que des costumes d’été. Et à Vouziers, on n’a pas beaucoup de choix.
— Vous avez cru à trois mois de guerre, vous aussi ? » lui dit-il, en riant.
« — Est-ce que je sais ce que j’ai cru ? J’ai senti que j’aimais la France d’autant plus passionnément que je m’en étais moins souciée jusqu’alors. Et je n’ai eu qu’une idée : courir à ce coin de France qui était à moi. Dès que gronde l’orage, l’oiseau , regagne son nid.
— C’est égal. Quand je pense à la vie, somptueuse que vous auriez, au château d’Auersfurth !…
— Ah ! ne parlons pas de ça, voulez-vous ?
Une rumeur grossissante montait de la cour.
« — Ah ! » dit le major, « ce doit être notre homme ». Et il se frotta les mains de contentement.
V
Huguette allait à la porte et l’ouvrait. On entendit une voix qui disait :
« — Mais lâchez-moi donc ! C’est chez moi que je rentre, je suppose. »
Et Huguette s’écarta devant Antoine Matheron.
Large d’épaules, fortement charpenté, d’une maigreur robuste, le fermier ôta son chapeau, à la vue du major assis qui tournait maintenant le dos au feu. Celui-ci examina la tête grise de Matheron, sa face, creusée, barrée d’une moustache tombante à la gauloise.
« — Bonjour, Monsieur le maire ! » lui dit-il.
« — Bonsoir, Monsieur le… Mais c’est Monsieur le comte ?… répondit Matheron.
« — Comme on se retrouve, hein !… Vous vous souvenez donc de moi ?
— Je ne vous ai vu qu’en passant, pour ainsi dire. Mais je vous ai reconnu tout de suite, Monsieur le comte… Et on ne vous a rien offert ? Vous prendrez bien quelque chose ? C’est qu’il gèle dur, dehors… Véronique, t’as bien un peu de goutte ?
— Y a d’not’ liqueur de la Curé » répondit la fermière, en allant à son armoire. En même temps, Rose posait des verres sur la table. Et André tendait un tire-bouchon à sa mère qui débouchait la bouteille. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.