Mardi 24 août.
« — Tout autre officier », spécifia Matheron, « on attendrait qu’y demande. Mais à vous, on doit bien une politesse, Monsieur le comte. On n’ peut pas empêcher que vous soyez not’ maître.
— Ce n’est pas moi, c’est ma femme qui est votre maîtresse », rectifia M. d’Auersfurth.
— Ben oui ! Mais ce qui est à l’un est à l’autre », opina le fermier.
— Mais j’accepte volontiers votre politesse », ajouta M. d’Auersfurth. « À votre santé, Monsieur le maire !
— À la vôtre, Monsieur le comte ! » Ils choquèrent leur verre.
« — Et à la gloire de l’Allemagne !… » poursuivit M. d’Auersfurth.
« — Ah ! Ça !… » fit Matheron, avec un rire gêné, et écartant de ses lèvres son verre qu’il posa plein sur la table, « faites excuse ! Mais faudrait pas me demander ça.
— Et pourquoi pas ? » demanda M. d’Auersfurth, d’un ton rude. « Vous vous croyez donc toujours Français ?
— Ben naturellement ! » répondit le fermier, intimidé.
« — Mais nous tenons votre pays, et solidement !
— Oh ! pas pour longtemps ! pas pour toujours !
— Qu’en savez-vous ?… Et s’il nous plaît de garder toutes nos conquêtes ?… En tous cas, êtes-vous sous l’autorité allemande, ici, oui ou non ?
— Sous l’autorité allemande. Y a pas à barguigner.
— Et lui devez-vous votre concours, en votre qualité d’administrateur de la commune ?
— Ça ne fait point de doute, Monsieur le major. Et je le lui ai toujours donné, comme j’ai dû.
— Vraiment ? Vous l’avez donné, ce soir ? Qu’êtes-vous allé faire à courir le pays, et si tard ?
— Ben ! Voilà ! »
Dans la cour, au milieu de la bousculade des sentinelles, André avait eu le temps de lui souffler son histoire des bûcherons et de la coupe de bois. Et Matheron ajouta :
— Y a ben de l’ouvrage à la ferme, depuis que mes garçons ne sont pus là. Je trime dur, avec les femmes. Mais on a du mal à venir à bout de tout. V’là le moment d’la coupe des baliveaux. Faut des bûcherons pour nous donner un coup d’main. Et je suis allé chez les frères Buzard qu’ont leur cahute à Saint-Hubert-L’Hermitage, à deux bonnes lieues d’ici, de l’autre côté de la Limaise. Et dame ! » Il jeta un coup d’œil sur l’horloge. Je suis parti d’ici à sept heures ; il en est passé onze. Deux heures aller, deux heures retour. J’crois que ça fait le compte, et sans traîner à boire chopine en route ».
Un léger sourire d’ironie plissait le coin des paupières, et la commissure des lèvres du major d’Auersfurth, pendant ce récit.
« — Vous savez ce que vous vouliez savoir », intervint Huguette. « Ce pauvre Matheron est rompu de fatigue, et il se lève de bonne heure, le matin…
— Vous voudriez m’envoyer coucher ? » lui répondit son -mari, souriant de la hâte qu’elle avait à l’expédier. « Je ne suis pas si pressé. Je ne m’ennuie pas ici. Décidément. les Français sont partout amusants. Les fermiers n’ont pas moins d’esprit que les gens du monde, chacun à leur manière. Ils tombent dans tous les guêpiers, les yeux fermés. Mais qu’ils sont adroits pour s’en’ tirer ! Ah ! oui, ils sont débrouillards, les bougres ! » Et il tendit son verre à Huguette. « Je vous en prie, ma chère ! » lui dit-il.
Mais Véronique, avait vu son geste. Elle prévint le mouvement de la jeune femme, et emplit le verre du major que celui-ci vida d’un trait.
« — Matheron », dit-il, « elle est très bien imaginée votre histoire. J’admets que vous êtes allé chez les frères Buzard. Mais vous n’étiez pas seul.
— J’ai pourtant pas besoin qu’on me conduise. J’connais assez le sous-bois et tous les raccourcis.
— Vous seriez même un excellent guide à travers les fourrés, je n’en doute pas. Et les aviateurs ont eu de la chance de vous trouver ici pour se sauver. »
Le major aurait pu voir, devant lui, toutes les figures se crisper d’angoisse, à ces mots, si la salle avait été mieux éclairée.
« — Vous voulez parler », demanda Matheron, « de ceux qui sont tombés, au bout de nos prairies, là, dans la vallée ? On n’les a seulement point vus. La nuit était chue, déjà.
— Mais le ronflement du moteur, vous l’avez entendu ?
— Fallait bien. Ça. fait assez de bruit, ces machines-là.
— Et quand ils ont brûlé leur appareil, vous avez vu la flamme ?
— Dame !… À moins d’être aveugle ?…
— Et vous avez couru, tous, vers cette flamme ?
— On est ben descendu, tous, un bout d’chemin.
— Et les aviateurs, qu’est-ce qu’ils vous ont dit ? Ils vous ont demandé de l’aide ?
— Les aviateurs ?… les aviateurs ?… Puisqu’il était nuit, ils ont eu beau jeu de disparaître dans le noir.
— Et vous ne vous êtes pas mis à leur poursuite ?
— Voyons ! Monsieur le comte, c’étaient des Français !
— Justement. Vous êtes maire de la commune.
— C’est bien parce que M. de Lherm, le père, n’a plus voulu, et qu’il m’a demandé de prendre sa place.
— Enfin, vous êtes maire de la commune et vous deviez arrêter ces hommes.
— Moi ? arrêter des Français ? Mais, Monsieur le comte, je suis un honnête homme !
— Vous oubliez que ce n’est plus la France, ici ; c ’est pays conquis : c’est l’Allemagne !
— Oh ! Gérard !… » protesta Huguette.
— Ma chère Huguette », répondit M. d’Auersfurth, « je pourrais faire, ici, mon devoir, tout autrement. J’interroge cet homme, selon toutes les formes. Il est votre fermier. Vous lui portez de l’intérêt. Je le traite avec ménagement, par égard pour vous. Vous m’avez reproché de n’être pas gentilhomme. Il me semble que je le suis.
— Oui, vous remettez le masque », répliqua-t-elle.
— Huguette ! » dit-il en frappant du poing sur la table. « Devant ces gens !
— Mais le masque ne tient pas bien », remarqua-t-elle, sur ce mouvement de colère.
« — Vos fonctions », dit le major, revenant à Matheron, « c’est pour nous que vous les exercez. Vous deviez arrêter ces aviateurs.
— C’est facile à dire, Monsieur le comte », répondit Matheron. « Mais… probable qu’ils étaient armés.
— Vous avez peur de la mort ?
— Ben !… C’te guerre, on aimerait tout d’même voir un peu comment ell’ finira… Et ces aviateurs, sûr qu’ils ne m’auraient pas raté… Et qu’ils auraient bien fait donc !… J’aurais été un fameux traître !
— Alors, vous ne les avez pas vus ?
— Puisqu’il faisait trop nuit pour ça.
— Ils ne sont pas venus, ici, chez vous ?
— Faudrait de bons yeux à celui qui oserait dire qu’il les a vus.
— Père Matheron, vous mentez ! » s’écria le major, d’un ton si terrible que Véronique et Rose frissonnèrent.
— « Moi, Monsieur le comte ! » répondit Matheron, alarmé. « Vous êtes la justice allemande, ici, j’vous parle comme à la justice.
— Vieux finaud, va ! Et ça ? Connaissez-vous ça ? »
Le major s’était levé, et il mettait, sous le nez du fermier, le képi d’aviateur qu’il avait découvert au fond du lit.
« — Ça ? Oui » dit Matheron, qui dominait mal un tremblement de tout son corps. C’est… c’est un képi…
— C’est mon képi ! » s’écria bravement André Matheron qui s’avança, pour le prendre aux mains de l’officier. « C’est mon képi d’aviateur que j’ai trouvé près de l’aéro brûlé ! »
— Sacré petit bougre ! » fit le comte d’Auersfurth, amusé par la présence d’esprit et le courage du jeune garçon. « Alors, tu as couru, toi, voir brûler l’aéroplane ?
— J’ai passé à côté, en revenant au château.
— Jusqu’aux gamins qui nous monteraient le coup ! » dit M. d’Auersfurth avec une nuance d’admiration. « Et on voudrait que nous laissions libre une race pareille ! », s’écria-t-il, en s’animant. « Oui à la rigueur ! Mais avec nos poings de fer ! » ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.