Mercredi 25 août.
En voyant le képi suspect, dans les mains de l’officier allemand, Véronique, sous le coup du saisissement, était tombée assise, sur un coffre bas, au pied du lit.
« — Et, dis-moi, mon petit bonhomme », poursuivit le major, « il n’est pas venu d’aviateurs, ici ?
— Puisque papa vous l’a dit, Monsieur.
— Allons ! assez de comédie, comme ça ! » dit le major, en se dressant, d’un air menaçant. « Vous, la fermière, levez- vous ! Ouvrez ce coffre !
— Mais, Monsieur », répondit Véronique, en remuant un trousseau de clefs dans sa poche, « je ne sais pas si j’ai la clef.
— Je vous ai dit que la comédie était finie, bonne femme ! Ôtez-vous de là ! » Il l’écarta de la main, et souleva le couvercle. « Vous-n ’avez-pas la clef ? » ajouta-t-il, goguenard. Et, puisant dans le coffre, il en retira une veste d’aviateur en cuir doublé de fourrure. « J’en étais sûr, parbleu ! » déclara-t-il, triomphant. « Les aviateurs sont venus, ici, Matheron ! Ils ont changé de vêtements. Vous leur avez donné ceux de vos fils, naturellement.
Vous les avez hébergés copieusement. Vous avez bu avec eux la bonne bouteille, celle des grandes occasions. Pensez donc ! On allait jouer un bon tour à ces sales Boches ! Et vous êtes allé montrer, à ces aviateurs, les chemins les plus secrets pour gagner les lignes françaises. Voilà ce que vous avez fait, Monsieur le maire ! Et, prêter aide à l’ennemi, en temps de guerre, vous savez comment ça se paie. »
Le fermier, tout le sang glacé dans les veines, eut un frisson. Ses mâchoires firent un effort pour amener de la salive dans sa bouche. Mais il se raidit.
« — Fu… fusiller ? » dit-il, bégayant, malgré lui. « Vous voulez me… me faire fusiller ? Et il avala, d’un trait, le verre de liqueur qu’il avait laissé plein, jusqu’alors, sur la table.
— Et vous n’aurez pas volé vos douze balles », lui dit froidement M. d’Auersfurth.
— Me tuer mon mari ! » s’écria Véronique, toute bouleversée. « Vous n’auriez pas ce cœur-là, monsieur le comte !
— Oh ! Papa ! » dit André, en prenant la main de son père et se serrant contré lui, tout saisi de terreur.
« — Vous ne lui ferez pas ça ! » implora Véronique, des larmes dans la voix. « Mon pauvre, mon cher Antoine ! » continua-t-elle. « Un homme si bon pour moi, pour ses enfants, pour tout le monde, Monsieur le comte ! Ce qu’il a fait, c’est pas par traîtrise, c’est par bon cœur, c’est pour tirer de peine deux braves soldats. On ne punit pas un homme qui a aidé son prochain.
— Et tous les soldats que nous tueront ces aviateurs ?Tous les dégâts qu’ils nous causeront ? » lui, objecta l’officier. « Embrassez-le, si vous voulez, et que ça finisse !
— Oh !… mon Dieu ! » gémit Véronique, dans un long cri de douleur, en se jetant, toute tremblante dans les bras de son mari. Et se retournant, vers l’officier, sans desserrer son étreinte, le corps secoué de spasmes convulsifs, elle ajouta, trouvant des arguments dans son attachement au bien du domaine : « J’suis qu’une pauv’ femme ! » Et un sanglot l’interrompit. « Mais j’aime ce bien des Guérin ! » Un nouveau sanglot l’interrompit encore. « Et je peux dire que nous avons soigné, encore cette année, mon homme et moi ! Vous êtes tout d’même not’ maître, monsieur le comte. Mes deux garçons ne sont plus là. C’est-y avec mon petit André que je tiendrai nos champs comme il faut ?
— Madame d’Auersfurth est assez riche pour que son domaine reste en friche », répliqua le major, avec désinvolture.
— Grâce ! Monsieur ! » supplia Véronique, les mains tendues. « Ayez pitié de nous ! Pardonnez-lui ! » Et elle était tombée à genoux. Rose s’agenouilla près d’elle.
« — Pardonnez-lui ! » dit-elle aussi. « Ayez pitié de nous ! Un homme qui n’a jamais fait que son devoir ne peut pas finir comme un criminel !
— Assez ! assez ! » cria M. d’Auersfurth impatienté. « Je suis bien bon d’écouter ces femmes.
— Alors vous êtes impitoyable ? » intervint impétueusement Huguette. « Ça ne vous touche pas, cette pauvre femme, à qui va manquer son mari, et qui vous demande sa vie, pour le domaine autant que pour elle et pour lui !… Brave Véronique ! » Et elle releva la pauvre femme éplorée. « Je vous ai laissé faire », reprit-elle, revenant à son mari. « J’ai voulu voir jusqu’où irait votre dureté devant moi. J’ai voulu voir jusqu’où vous seriez Allemand. … Après l’incendie de Lherm, ça ? ce meurtre ?… et sous mes yeux ?… Hé bien ! vous seriez complet !… Et vous auriez la prétention de me plaire ?
— Ma chère Huguette », répliqua M. d’Auersfurth, d’un ton fort radouci, « mon amour pour vous est une chose ; mon devoir d’officier en est une autre.
— C’est votre devoir d’officier de faire fusiller un innocent ?
— Oh ! » fit-il, en montrant la veste de l’aviateur sur le coffre, « la culpabilité de cet homme est assez bien établie.
— Et moi, je vous dis qu’il est innocent !
— Ces preuves l’accusent trop.
— Vous le laisseriez vivre, si on vous désignait le vrai coupable ?
— Je n’ai plus à le chercher.
— Le vrai coupable, c’est moi !
— Quelle plaisanterie !… Vous vous accusez pour le sauver.
— Devant la justice, quel serait le vrai coupable de l’incendie de Lherm ? Vos soldats, qui vous ont obéi ? ou vous, qui le leur avez commandé ?
— Lherm vous tient trop à cœur », lui dit M. d’Auersfurth, piqué au vif de sa jalousie.
« — De plus en plus ! » déclara Huguette, hardiment. « Surtout, depuis un quart d’heure. Mais répondez ! Qui serait le vrai coupable ? Vous ou vos soldats ?
— Vous imaginez une absurdité.
— Ça c’est un aveu. Le principal responsable d’un acte, n’est pas celui qui l’exécute, c’est celui qui l’ordonne. Eh bien ! tout ce qu’a fait Matheron, c’est par mon ordre. J’ai autorité sur lui. J’en ai abusé. J’en ai fait mon agent de cette évasion des aviateurs français. C’est moi qui ai couru vers eux quand nous avons vu leur chute. C’est moi qui les ai amenés ici. C’est moi qui les ai fait dîner, moi qui leur ai offert la bonne bouteille. Et je leur ai fait prendre les habits des fils Matheron. Et j’ai dit à Matheron : “Antoine, vous connaissez les chemins les plus sûrs et les plus courts dans la forêt. Vous allez les conduire.”
— Quelle trahison ! » s’écria M. d’Auersfurth, impressionné par la crânerie des affirmations de Huguette. « Et vous êtes ma femme ! Une Allemande !
— En apparence. Mais au fond… » répliqua Huguette.
« — Sacré nom d’un chien de nom d’un chien ! » s’écria le major qui marchait à grands pas, à travers la salle. Il mesurait les conséquences lointaines de cette obstination de sa femme à s’accuser. Il se planta enfin devant elle, et lui dit :
« — Je ne crois pas un mot de ce que vous dites.
— Qu’est-ce que ça fait, puisque je le dis ? »
Il haussa les épaules.
« Mais que je suis bête ! » se reprocha-t-il. « Il fait clair comme en plein jour. » Et s’adressant à Matheron, il ajouta : « On va te faire ton affaire, tout de suite, vieux drôle ! Et il n’en sera plus question.
— Ah ! » cria Véronique, comme si elle avait reçu un coup de couteau. « Mon Dieu !… Mon Antoine !… Oh ! Monsieur !… Oh ! Monsieur !… » Et elle sanglotait à grands cris. Rose et André pleuraient aussi, bruyamment, et emplissaient avec elle la pièce de leurs lamentations déchirantes.
« — Avez-vous fini ? » hurla le major. « Vous avez réveillé mon fils. »
Huguette venait aussi de distinguer la frêle voix geignante de son enfant au milieu des vociférations haletantes des trois pauvres êtres éperdus de terreur et de douleur.
« — Montez-le dans ma chambre, Angèle », ordonna-t-elle à la nourrice.
— Oh ! ces femmes ! ces femmes ! et ce morveux !… cria M. d’Auersfurth », exaspéré. « Assez assez ! Taisez-vous ! Sortez ! Allez au diable !
Il les poussait vers une porte que l’on voyait, entre le lit et le buffet. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.