Vendredi 27 août.
« — Oh ! » protesta-t-il. « Je me sais juré de ne jamais vous faire violence.
— Oui ! Votre galanterie française ! Mais mieux ! » lui rappela Huguette sur un ton d’agressive ironie.
« — Seulement », reprit-il, « réfléchissez ! On ne vous croira pas. On vous trouvera un petit grain de folie. Et il faudra bien qu’on vous envoie en traitement dans quelque maison de santé… Cependant Matheron sera mort.
— Mais il y aura du scandale sur vous, sur votre nom, sur votre maison. Toute l’Allemagne saura que votre femme a aidé des Français parce qu’elle est Française.
— Mais c’est effrayant, cet entêtement !… Huguette, vous me détestez donc, pour vouloir me mettre dans une situation impossible ?
— C’est vous qui m’y forcez.
— Tenez-vous tranquille, et rien n’arrivera.
— Et vous me tuerez Matheron ! Un. homme qui a travaillé pour les miens, pour moi, depuis son enfance, et avec quel dévouement à nos intérêts, quelle probité !
— Vous êtes insupportable !… Vous ferez ce que vous voudrez. Moi, je vais en finir.
— Non ! vous dis-je ! », lui répliqua Huguette. « Rien ne vous oblige là cette monstruosité.
— Ah ! Huguette !… » fit-il, avec une sourde énergie. « Et mon devoir d’Allemand, de soldat, d’officier ?… Ce que je dois à la sécurité de mes compagnons d’armes ?… Qu’est-ce qu’on dirait de moi dans l’armée, si je faisais grâce à un traître ?
— Qui le saura ?… Aucun de vos soldats ne l’a vu faire ce qu’il a fait.
— Moi, je le sais… Je ne veux pas composer avec ma conscience… J ’ai juré à notre Empereur de le servir en toute occasion, exactement, fidèlement.
— Vous avez juré tant de choses, en Allemagne, et vous les violez.
— Huguette ! », cria-t-il, profondément outragé.
« — Quoi ? Vous ne violez pas vos traités ?
— Quand ils sont caducs…
— Ou quand ils gênent vos intérêts.
— C’est la même chose.
— Votre serment à l’empereur est aussi caduc.
— Oh ! », gronda le comte, contenant mal sa fureur. « Entendre ce blasphème !… Si vous n’étiez pas ma femme !…
— Mais oui » insista Huguette, « il est caduc, votre serment, puisqu’il gêne vos intérêts… Si vous le tenez, je me dénonce.
— Et vous êtes ma femme ! Et je vous aime !… », . rugit-il, plus furieux encore contre lui-même que contre la tranquille audace d’Huguette.
« — Votre conscience, votre devoir, votre serment ! », poursuivit-elle, « laissez-moi rire ! Vous en souvenez-vous quand il s’agit de moi, de ma culpabilité ? Vous les oubliez parce que tel est votre bon plaisir… Eh bien ! vous les oublierez en ce qui concerne Matheron…. ou, demain, je vais chez le général.
— Mais quelle femme êtes-vous donc à là fin ? », s’écria-t-il. « Avec vos raisonnements de Française, vous me poussez à une infamie !
— Je suis une femme », déclara-t-elle, « qui veut sauver la vie à un honnête homme, à un brave homme, à un bon Français. Vous n’en avez pas assez tué de ces malheureux, en Belgique et en France, qui ont eu le seul tort de ne pas fuir devant les horreurs que vous multipliez pour rien, pour rien ! Entendez-vous ? parce qu’elles ne brisent aucun courage… Je suis une femme qui vous regarde, qui vous amène à vous révéler tel que vous êtes, à lui découvrir le fond de votre âme ! une femme qui veut voir, en vous, toute votre Allemagne, cette Allemagne que je ne connaissais pas en vous épousant, contre laquelle, d’instinct, je me suis révoltée quand vous avez voulu m’y traîner !… Je suis une femme qui a un enfant dont vous êtes le père et qui ne veut pas de sang entre elle et son père… et sous ses yeux !
— Ah ! », s’écria M. d’Auersfurth amèrement, « vous êtes donc telle que je vous ai quittée !… et pire encore !… plus Française que vous l’êtes devenue alors, tout à coup !… Et moi qui croyais, qui espérais vous trouver plus juste pour notre Allemagne, plus clairvoyante sur elle… Ah bien oui ! Ça vous tente moins que jamais de vous rallier à nous, à notre puissance, à notre grandeur !
— Mais ce n’est pas l’Allemagne, c’est la France qui grandit !
— Nous avons nos victoires, nos conquêtes !… Nous sommes en Allemagne, ici !… Même dans votre domaine, dans votre bien de famille, vous êtes en terre allemande, maintenant.
— Pas pour longtemps ! pas pour toujours !
— Hum ! », fit-il en haussant les épaules. « Vous êtes comme votre fermier. Croyez-vous que nous lâcherons ce que nous tenons ?… Que vous le vouliez ou non, vous êtes plus Allemande qu’avant la guerre.
— Ne dites pas ça ! », protesta-t-elle, toute frémissante.
— Il faut savoir regarder la vérité en face, Huguette.
— Ne m’y forcez pas !… Ne m’y forcez pas encore !… Depuis que je suis ici, elle m’obsède, elle me dévore d’angoisse, la vérité… J’use toute mon énergie à la refouler de ma pensée.
— Quelle est cette terreur ?… Vous craignez donc de ne plus m’aimer ?
— Ne m’interrogez pas !… Laissons les choses en suspens… comme l’est toute la vie normale, depuis la guerre… Jeune fille, il n’y avait pas beaucoup de choses que j’aie prises au sérieux… Je croyais bien suranné le sentiment de la patrie… Par une inconséquence que je n’explique pas, j’ai fait cas du mariage, de l enfant, de la famille. Jetée à corps perdu dans la fête parisienne, parce que tout le monde s’y ruait ardemment et sans mesure, l’ai voulu être une femme vraie et sans reproche. Je me devais, je vous devais d’être une femme propre. C’était mon apport, à moi, dans notre association si disproportionnée, du côté de la fortune… Et je vous ai aimé, non pas comme vous m’avez aimée, mais autant, et à ma manière. Nous avons été un excellent, un heureux ménage… Malheureusement, il y a eu cette dernière journée que nous avons vécue à Paris, la découverte de l’homme que vous étiez réellement, et que je ne connaissais pas, et ce réveil soudain de ma sensibilité française que j’ignorais ; il y a eu toute la France en moi, toute l’Allemagne en vous, dressées l’une contre l’autre… Cependant il reste, entre vous et moi, notre fils. Et alors !… Je ne sais pas… Je ne sais pas…
— Et je laisserais vivre cet homme, qui est là, derrière cette porte, et qui vous écoute me dire des choses à me désespérer !… », s’écria Gérard d’Auersfurth, en un transport de colère trop longtemps contenue. « Je me soucie bien de votre condition de Française pour vous aimer, moi !… Et vous, vos sentiments pour moi sont en suspens, parce que je suis Allemand !… Ah ! pourquoi suis-je venu dans cette maison ? Pourquoi ai-je cédé à mon violent désir de vous voir ? Quelle démence de me leurrer d’un changement qui se serait fait en vous ?… Je devais être si sûr de vous retrouver plus distante de moi qu’à notre séparation, et plus raidie encore dans vos idées hostiles aux miennes Je ne savais que trop que vous abuseriez de votre empire sur moi !… Vous êtes si belle !… Vous pouvez tout vous permettre !… Et qu’est-ce que vous allez faire de moi ?… » Il prononça ces derniers mots avec un accent assourdi où grondait toute l’horreur qu’il éprouvait pour lui-même, et se couvrit le visage de ses mains. Il reprit : « Je peux bien dire que je ne boude pas plus qu’un autre devant la mitraille… Ici j’ai beau tendre et durcir toute mon énergie, je la sens fondre sous vos yeux, malgré moi. Vous m’amollissez ! J’hésite, je tergiverse ; je discute ce qui est l’évidence même… Je n’avais qu’à faire fusiller cet homme, dès qu’il a été pris… Mais vous étiez là, à quelques pas du peloton qui aurait réglé son cas, comme le veut la loi de la guerre. Je sentais sur moi le feu de votre fureur… si j’avais fait tristement mon devoir… J’ai voulu y mettre des formes, vous faire constater vous même que l’exécution de cet homme est légitime… Et vous l’admettriez, si je vous inspirais quelque intérêt. Mais vous n’avez pas souci de mon honneur, et vous me poussez à une lâcheté ! ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.