Samedi 28 août.
— Je vous empêche d’être un bourreau ! un tortionnaire ! » répliqua-t-elle, avec véhémence, « et sur un homme qui a préféré, à un devoir imposé par l’arbitraire, un devoir plus noble et périlleux, celui de sauver, de vos mains et de vos prisons, des soldats de sa race et de son sang !… Je vous empêche de me devenir entièrement odieux ! Je vous empêche de me rendre impossible tout contact avec vous ! »
Une lueur de joie éclaira le visage tourmenté par le remords du comte d’Auersfurth. Il s’empara de la main de sa femme qu’il serra fortement.
« — Vous ne me détesterez pas tout à fait, Huguette ? » lui demanda-t-il, d’une voix tremblante de tendresse et d’anxiété.
« — Mais vous épargnerez Matheron ?… » dit-elle résolument. .
« — Soit ! » décida-t-il, avec un violent effort.
« — Vous m’en donnez votre parole ?
— Je vous en donne ma parole… d’officier ! » affirma-t-il, d’une voix étranglée.
D’un mouvement leste, Huguette s’élança vers la porte derrière laquelle les Matheron dévoraient leurs larmes et leur désespoir.
« — Antoine ! Véronique ! » cria-t-elle. « Sauvé ! Antoine ! Vous êtes sauvé ! »
Ils poussèrent la porte, prêts à exhaler leur reconnaissance. Mais M. d’Auersfurth les cloua sur place.
« — C’est bon ! c’est bon ! Tout à l’heure ! » leur dit-il, d’an ton maussade. Et ils tirèrent la porte sur eux.
VI
« — Ah !… » fit Huguette, avec un large soupir de soulagement. « Ah !… Merci,Gérard !… Vous me faites du bien ! Je vous remercie ! »
Elle lui tendit la main. Il s’en empara, avec une sorte d’emportement et l’attira pour l’étreindre sur sa poitrine. Il la sentit frissonner contre lui. Il crut que c’était- de plaisir Sa bouche chercha sa bouche. Mais le mouvement de la tête qu’elle fit n’offrit que sa joue à ses lèvres avides.
« — Tu ne me donneras pas ton baiser, Huguette ? » lui dit-il, d’un ton dépité. « Je l’ai tant attendu !
— Le baiser », répondit-elle, c’est l’élan parfait des sens et de l’âme vers la commune extase. Et nous ne sommes pas à l’unisson.
— Après ce que je viens de faire, pourtant !… »
— Ne le regrettez pas !… C’est beaucoup… pour plus tard. C’est un peu d’apaisement dans la tourmente intérieure où je me débats, depuis la guerre. Votre bonne action, dans ma pensée, pèsera, soyez-en sûr contre tant d’abominations multipliées, comme à plaisir, par les vôtres, et vous avec eux. Je me dirai, révoltée par les monstruosités d’un peuple dont je suis, hélas ! tellement malgré moi : Mon mari en est, mais pas tout à fait, pourtant. Je lui ai vu une minute de générosité, de magnanimité.
— Une minute d’indigne faiblesse ! » répliqua-t-il. « Et pour quelle récompense !
— Comment ? » riposta Huguette, « ce ne sera rien pour vous, la possibilité de me résigner, peut-être, à élever mon fils auprès de vous quand tout nous sépare ?
— Oh ! voyons, Huguette !
— Oui, tout nous sépare. L’amour de mon pays natal, ma fierté de son héroïsme et de sa gloire, en regard de votre Allemagne souillée dans ses succès, et votre double visage, durant les trois années de mon aveuglement, et jusqu’à cet incendie de Lherm ! Ce ne sera rien pour moi, le supplice de passer sur tout cela, pour continuer à vivre avec vous ?
— Si je vous faisais jeter dans mon automobile, et emporter en Allemagne, dans ma maison, sous la garde mon père et de mes sœurs, vous croyez que vous l’auriez volé ? » lui dit-il, durement. Quel jobard pensez-vous que je sois devenu ?… Vous me voyez agoniser de honte et de fureur contre moi-même, accablé du forfait que vous m’avez fait commettre, éperdu du besoin de l’oublier dans l ’ivresse d’une heure d’amour entre deux batailles, et vous n’avez pas un élan, pas un mot du cœur qui me relève de ma détresse ?… Vous vous résignerez, peut-être, parce que j’aurai consenti à être un misérable, à élever, notre enfant auprès de moi !… Comme me voilà rassuré sur notre amour ! Eh bien ! moi, j’y tiens à notre amour !… J’y tiens d’autant plus qu’il m’a avili devant moi-même !
… Oui !… Je n’ai plus le droit de m’estimer, depuis que je vous ai cédé… Et il ne sera pas dit que je n’aurai pas le bénéfice de mon infamie ! Allons ! le temps passe ! »
Il la poussait vers l’escalier. Elle se dégagea, toute frémissante de sa violence.
« — Après ce que je vous ai dit de l’état de mes sentiments ! » protesta-t-elle indignée.
« — Que m’importe vos sentiments, si j’ai les réalités de votre amour ?
— Ah ! quel dégoût ! quel dégoût !
— Je suis votre mari, et vous êtes ma femme.
Il la saisit à la taille et l’entraînait avec lui. Elle s’arracha à son étreinte, et recula de quelques pas.
« — C’est une indignité ! » lui cria-t-elle, tremblante de courroux. « Et vous ne l’accomplirez pas ! Je ne serais, en ce cas, qu’une victime, au pouvoir d’une bête de proie !… Vous n’auriez que mon mépris, et ma haine, et ma volonté de vous échapper, à jamais ! Entendez-vous ? À jamais !
— Ah !… » rugit-il, honteux de sa brutalité, et furieux de sa déconvenue, « comme vous l’aimez !
— Qui ?
— M. de Lherm ! Je le devine, allez ! Je le sens. Je sais que cette passion couve en vous !… Sans quoi, seriez-vous comme vous êtes avec moi… Vous avez le cœur malade, l’imagination fascinée. Nos psychologues ont étudié ces hantises d’images qui s’incrustent dans le cerveau. On guérit ces crises par l’intervention de fortes impressions nouvelles. Si vous n’aviez pas revu M. de Lherm, rien ne serait arrivé. Je veux vous délivrer de son obsession.
— L’amour, une opération clinique ! » s’exclama Huguette, railleusement. « Merci de l’exorcisme !
— Vous riez, Huguette, quand j’essaie de m’expliquer à vous ! Ah ! je suis un maladroit, un malheureux !… Je veux vous plaire et je vous tourmente. Je veux vous ramener à moi et je vous éloigne ! Plus je tâche de vous regagner, et plus je vous perds !… Mais quel est ce maléfice sur notre amour, que je ne peux pas rompre ?
— Vous êtes Allemand, et je suis Française ! » lui rappela-t-elle, d’un ton attristé. « Le voilà, le maléfice !… Il n’a pas opéré, tant que nous ne l’avons pas su. Mais, depuis !… Tout est discordant en nous. Tout-ce que nous voulons l’un de l’autre, n’est à chacun que choc et blessure… Je sais bien que je suis cruelle en me refusant à votre désir. Vous le seriez bien plus en m’y soumettant. Je viens d’être cruelle, en vous faisant manquer vos lois de la guerre. Mais, inflexible, quelle cruauté vous m’auriez infligée !
— Et je vous écoute, sans colère », lui avoua-t-il, « me dire toutes ces choses qui me font mal !… Vous me désespérez !… Et vous me rattachez à vous aussi fortement que si vous répondiez à tous mes espoirs… Vous me rebutez, Huguette, et je vous aime !… Ah ! que je vous aime ma chérie !… pour votre beauté qui a fait mes délices et qui fait mon martyre, mais aussi pour cette pitié, que vous ne refusez pas à mon honneur saignant de son sacrifice… Je vous aimerai malgré tout. Je vous aimerai quoi qu’il arrive, ah !… parce qu’il y a, en vous, un charme, un prestige, un pouvoir d’enchantement, des promesses de bonheur qui ne fleurissent pas encore notre race… Et je suis devant vous… pourquoi le dissimuler ?… comme l’Allemagne devant la France. Nous la harcelons de tout le poids de notre force. Et, au fond de nous-mêmes, nous allons bien plus loin que l’estimer comme un adversaire à notre taille ! Nous sommes émerveillés, malgré nous, de la qualité de sa bravoure, comme je le reste de la qualité du plaisir qui est dans votre amour. Nous nous acharnons sur elle, moins par haine que par obscure envie. »
Et, sur un mouvement de surprise de Huguette, il insista :
« — Oui, l’envie inconsciente de cette grâce, de cette souple et fine virilité, de cette chevalerie dont elle pare son énergie !
…Vous luttez contre votre amour pour moi, parce que je suis Allemand. Je vous aime surtout, Huguette, parce que vous êtes Française .. Et quand vous connaîtrez mieux mon Allemagne… ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.