Dimanche 29 août.
— Mais je la connais », l’interrompit Huguette, que l’admiration de son mari pour elle et pour la France avait peu touchée.
— Celle de la guerre », précisa-t-il. « Mais celle de la paix, celle de la grande vie familiale d’Auersfurth !… Vous verrez qu’on y est assez bien ».
Il s’approcha du fourneau.
« — Il y a de l’eau chaude, là-dedans ?… demanda-t-il. « — Naturellement », répondit Huguette. « Vous en voulez ?
— Pour la bouillotte de l’automobile. Il entrouvrit la porte qui donnait sur la cour, et lança trois coups de sifflet. Henri, son chauffeur-ordonnance, parut aussitôt.
« — Tu vas changer l’eau de la bouillotte, lui ordonna-t-il. « Il y en a ici. Il lui montrait le fourneau. Henri sortit vivement. Le comte d’Auersfurth souleva le couvercle en fonte du réservoir. Une épaisse fumée de vapeur s’en échappa.
« — Oh ! oui », dit-il : « l’eau est très chaude.
— Je croyais que vous deviez coucher à Audun », lui fit observer Huguette.
« — Mais ce n’est pas pour moi. Au même moment, Henri rentra, emplit son ustensile, qui bientôt lui brûla les mains, il l’emporta dans ses bras, vivement.
VIII
« — Ma chère Huguette », dit M. d’Auersfurth, « voici l’heure de nous séparer de nouveau. » Et il lui tendait sa toque de loutre, qu’elle avait laissée à une patère, près de l’horloge. « — Mais je n’en ai pas besoin.
— Mais si ! C’est pour vous, l’automobile, et pour bébé.
— Qu’est-ce que vous dites ? » s’écria Huguette, toute saisie, puis prise d’un véritable effroi. « Ah ! mon Dieu !… Vous voulez nous envoyer en Allemagne ?… Je ne me trompais pas, tout à l’heure, quand j’ai voulu fuir, avant votre arrivée.
— Voyons, Huguette ! » la pria-t-il, « ne me rendez pas trop pénible un devoir qui me coûte beaucoup !.. Je ne peux plus vous laisser ici, ni notre fils.
— Je suis très bien ici, et lui aussi.
— Mais non ! » protesta-t-il. « Vous êtes vêtue comme une femme presque pauvre ; vous avez la nourriture d’une paysanne, vous, comtesse d’Auersfurth !
— Ça m’est égal ! Je m’arrange très bien de cette vie-là.
— Vous qui avez tant aimé le luxe, les toilettes les plus hardies !
— Trop ! je ne les ai que trop aimés !
— Il n’est pas digne de moi, de mon rang, de ma famille que vous habitiez une simple ferme… Et puis, hors de ma demeure, loin de moi et des miens, vous me donnez l’air d’un mari trompé… Si vous croyez que je n’entends pas, derrière moi, les plaisanteries de mes camarades, là-dessus !… Et les sourires des généraux, quand j’ai dû leur demander, par précaution, des ordres pour qu’on vous laisse tranquilles, vous et toute cette commune ?… J’ai enduré tout ça, parce que c’était pour vous. Mais j’étais tout de même ridicule.
— J’en suis fâchée ! Mais je n’irai pas en Allemagne.
— Mais il le faut, Huguette !… Dans votre propre intérêt… Vous nourrissez trop, ici, votre aversion pour mon pays, au lieu de la surmonter.
— Je n’y vois pas, pour moi, d’inconvénients.
— Cependant, après la guerre, Paris nous sera impossible, pour quelque temps Nous devrons résider en Allemagne.
— C’est à cette idée que je ne peux pas me faire.
— Et où voulez-vous que nous reprenions la vie commune ?
— Sera-ce possible ? » dit-elle, avec un accent de profonde perplexité.
— Vous pensez à une rupture, au divorce ? » s’écria-t-il, soudain alarmé. « Alors, vous n’allez pas suivre notre fils ? » lui demanda-t-il d’un ton plus dur.
« — Vous voulez me l’enlever ? » lui cria t-elle, envahie d’une soudaine terreur.
« — Oui ! Et tout de suite !
— Hypocrite !… Et vous m’affirmiez, encore tout à l’heure, que vous ne me feriez pas violence !
— Est-ce que je vous fais enlever avec lui ? Il ne tiendrait qu’à moi. Je vous laisse libre.
— Eh bien ! moi, je ne veux pas que vous m’enleviez mon enfant ! Je ne veux pas que vous preniez ce moyen de me faire partir d’ici !… Je vous connais, allez ! Ah ! que je vous connais bien !… J’avais bien vu, à Paris, l’homme double que vous êtes. Dominateur, et obstiné à tout plier à votre volonté, mais dressé à circonvenir les gens, à désarmer leur résistance, avant de leur porter le coup qui la brise. … Et je devenais, de nouveau votre dupe. Oui. Vous avez fait grâce à Matheron… Et je me disais, malgré toutes les horreurs que vous avez du commettre, malgré l’incendie de Lherm, que vous n’étiez peut-être pas aussi foncièrement atroce que le reste de votre armée. Je n’espérais plus que nous puissions jamais être, désormais, un heureux ménage. Mais voua aviez eu, tout de même, une minute de générosité. Et puisqu’il y a, entre nous, le lien de notre enfant, j’inclinais à cause de lui à supporter de vivre encore avec vous. Si vous me l’enleviez !… Mais vous ne me l’enlèverez pas… C’est un chantage que vous essayez, pour me décider à partir.
— Et ce n’est pas du chantage, votre menace de vous dénoncer… ce scandale sur mon nom et ma famille ?… Assez discuté ! » ajouta-t-il, rudement. « La place de mon fils n’est pas ici. Elle est chez moi, dans ma maison. Mon père le veut. Je n’ai que trop résisté à ses reproches. Donc, montez le chercher… je vous prie !
— Jamais !… » dit Huguette, qui se plaça au pied de l’escalier, pour barrer le passage à son mari.
Il la saisit par les deux bras, la poussa doucement contre le lit, et gravit quelques marches.
« — Si vous faites ça !… » lui affirma- t-elle, haletante de colère et d’effroi, « si vous faites ça !… J’ai voulu me défendre de vous haïr, malgré tout… Mais si vous faites ça !… »
Il s’était retourné.
« — Je sais tout ce que je risque » lui répondit-t-il. « Je sais quel supplice pour moi, sera 1a perte de votre amour. Au point où il est, je n’en souffrirai pas plus que je n’en souffre. Et je n’ai plus qu’une chance que vous me le rendiez, c’est de vous arracher d’ici, en vous forçant de suivre mon fils.
— C’est bien ça ! Aime-moi, ou je te déchire le cœur ! Et, si je te déchire bien le cœur, si je te le fais bien saigner, tu finiras par m’aimer ! »
Il redescendit les quelques marches qu’il avait gravies.
« — Et vous ne me faites pas saigner le cœur, vous ?… J’arrive, sevré, depuis cinq mois, des délices partagées de nos transports ! Oui, partagées ! » insista-t-il, à un rictus qu’il vit sur le visage de Huguette. « Je me souviens, moi, s’il vous convient d’oublier !… Et qu’est-ce que vous offrez à ma douloureuse ardeur ? Une insensibilité qui me glace… et qui m’exaspère !… Mais nos anciennes délices, pour moi rien n’est au-dessus d’elles ! Je les aurai encore. Je les veux. Je saurai les attendre… Vous allez souffrir. Mais c’est parce que vous l’aurez voulu. Quand vous aurez trop souffert, vous redeviendrez ce que vous avez été. Votre amour pour mon fils me rendra votre amour. Ça, j ’en suis sûr ! Je vous connais. Vous êtes une mère.
— Et vous, vous êtes un monstre !… et un imbécile ! » lui jeta-t-elle à la face, avec un accent de méprisante indignation. « Vous me croyez donc une nature d’esclave ? Je suis une Française, entendez vous ! un être qu’on peut hacher, mais non forcer dans la libre disposition de soi !
— Quand-mon fils sera loin, vous ne serez plus si intrépide !.. » répliqua-t-il, sur un ton de défi. Et, en courant, il s’engouffra dans l’escalier.
« — Non !… non !… » le supplia-t-elle. « Ne me faites pas ça !… Gérard !!… »
Mais déjà les pas de son mari ébranlaient le couloir du premier étage. Elle avait monté quelques degrés, pour le suivre. Elle s’arrêta, paralysée par les transes qui l’étreignaient.
« — O, mon Dieu ! » ajouta-t-elle. « Mais il me le prend, mon petit ! mon fils !… ah !… » Les sanglots et les larmes étouffaient sa voix. Elle descendit, chancelante et se jeta contre le lit On voyait ses épaules secouées, de frémissements convulsifs.
« — Mais ce n’est pas possible ! » se dit- elle, soudain, raidie contre l’évidence. « Au secours !… Mon fils !… Au secours !… » ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.