Lundi 30 août.
Les Matheron accouraient, consternés et accablés du sentiment de leur impuissance.
« — Vous l’avez entendu ?… », articula- t-elle, péniblement, d’une voix brisée par les sanglots, « il me vole mon fils !… Et rien ! Rien !… Je ne peux rien !… Je ne peux rien !…
Sa voix s’éteignit, dans une convulsion qui se résolut en plaintes déchirantes.
Sous on ne sait quelle impulsion, André grimpa lestement au premier étage.
Véronique s’approcha de Huguette qui s’abandonna sur sa poitrine.
« — Ma pauvre, pauvre Madame !… Ma pauvre chère fille !… » gémit la fermière.
« — Un homme comme ça !… s’indigna Matheron, « faire ça à sa femme !…
— Ah !… » dit Huguette, se redressant, dans un sursaut de désespoir. « Je suis lâche, aussi !… Je verrai bien s’il l’arrachera de mes bras !…
Elle s’élançait vers l’escalier. André le redescendait.
« — Il vient ? » lui demanda-elle ?
— Ils partent, Madame », répondit-il, « Monsieur, Angèle, et le petit, par le grand escalier.
— Et je ne le verrais pas !… Je ne l’embrasserais pas !… »
Elle courut à la porte qui donnait sur la cour.
« — Gérard !… Angèle !… » appelait-elle. « Mon fils !… Je le veux !… » Sa voix était à la fois, éplorée et impérieuse. Gérard parut dans l’entrebâillement de la porte.
« — Vous nous suivez, Huguette ? » lui demanda-t-il, et d’une voix sourde et résolue.
« — Ah ! Non !… Mais mon fils ! laissez-moi mon fils !…
— Adieu, Huguette ! » répondit-t-il, en reculant. Et il repoussa la porte avec fracas.
— Lâche !… lâche !… » hurla Huguette. « Sans l’embrasser !… Sans un dernier baiser !… O mon Dieu !… mon Dieu !… » Sa mâchoire se contracta. De sa gorge étranglée, il ne sortit plus qu’un long aah douloureux, qu’elle répéta, hébétée, incapable d’émettre d’autre son que cette plainte de tout son être torturé.
Le crépitement du moteur, de l’automobile, dans la cour, arrivait jusqu’à elle…
« — Aaah !… » gémit-t-elle encore. « Perdu !… Il est perdu !… Mon fils !… Mon petit !… »
Et, râlante, étouffée par les sanglots, elle s’affaissa sur elle-même, sans voie et sans vie.
Tandis que la fermière et Rose s’employaient à la ranimer, le roulement de l’automobile, allait se perdant à travers les ténèbres.
TROISIÈME PARTIE
Le château d’Auerefurth, en Souabe dans le royaume de Wurtemberg, est une vaste demeure qui ne remonte pas au delà du commencement du dix-huitième siècle. Les Allemands se sont mis, aujourd’hui, à dénigrer tout ce qui est français, surtout dans le domaine de la pensée. Il n’y a pas si longtemps que leur est venue cette outrecuidance de croire et de proclamer ce qui est allemand au-dessus de tout. Réduits à demeurer à peu près inoffensifs, par la politique savante de Louis XIV et par sa prépondérance militaire, ils s’étaient fait gloire, alors de subir, en tout, son prestige, et de tout subordonner, chez eux, à son imitation. Et le dénombrement serait long des édifices royaux, princiers et seigneuriaux qui sont plus ou moins des copies de Versailles. Auersfurth est un de ces témoignages de l’ancienne admiration des Allemands pour le Grand Roi.
Il se dresse au sommet d’une colline, élargie en esplanade, dont le versant septentrional s’incline jusqu’à un cours d’eau qui en contourne la base, après avoir traversé la petite ville d’Eberwald, étagée, à l’Est et au Sud, au flanc d’une autre éminence couronnée d’une vaste forêt.
Une vieille tour démantelée, où reste enchâssée , à 1a base, la porte d’entrée du domaine, à l’extrémité de la route qui y monte de la ville, rappelle que la seigneurie familiale du mari de Huguette est bien antérieure au dix-huitième siècle.
Les Auersfurth soutiennent la prétention d’avoir compté parmi les premiers vassaux des Hohenstauffen. Ils sont donc au moins, en noble lignage, les égaux de la dynastie impériale. Et, peu importaient à la fille du très démocrate Ferdinand Guérin, ces lointaines racines enfoncées dans la nuit des temps de la famille où l’a introduite son étonnant et aventureux mariage. Mais aussi quelle autre tête qu’une tête.allemande aurait conçu que, ramifié à un aussi haut passé, un Auersfurth eût pu se présenter à elle sous le simple aspect d’un docteur-chimiste, adonné, à Paris, à la fabrication et au commerce en gros de la parfumerie ? Le commerçant infatigable à faire de l’argent, comme un âpre business-man américain qu’avait été, d’abord, à. ses yeux, Gérard d’Auersfurth, lui avait un peu trop masqué en lui le grand seigneur. C’est pourquoi, au moment de leur mariage elle n’avait pas mesuré leurs distances autant qu’il l’aurait fallu. Cette vieille tour du château de son mari, dernier vestige de l’édifice féodal, incendié au cours de la guerre de Trente Ans, depuis qu’elle y était rentrée, subjuguée mais non domptée, aurait achevé de lui ouvrir les yeux, là-dessus, si elle en avait eu besoin. Ce qui importait à 1a jeune Française, naguère si frivole, aujourd’hui si assagie par les leçons de la vie, et si trempée par la douleur dans son énergie latente, c’était de s’évader de ce château prétentieusement versaillais, avec son enfant qui, seul l’y avait amenée.
Dès qu’elle avait eu repris entière possession d’elle-même à La Feuillée, à la suite de l’évanouissement où l’avait laissée l’enlèvement de son enfant, elle avait éprouvé l’étonnement de vouloir ce qu’elle avait cru tellement impossible, et de le vouloir uniquement. L’instinct de sa maternité, plus fort que toutes ses aversions, plus fort que son exaspération de se sentir vaincue par son mari, plus fort que son horreur de l’Allemagne, l’avait poussée à accourir auprès de son enfant. Mais non sans le secret et farouche espoir, de prendre sa revanche des duretés et des violences qui l’avaient réduite à capituler.
Les Allemands se sont enorgueillis, au cours de cette guerre, d’avoir répudié toute sentimentalité. Mais, ils ne sont pas toujours inhabiles à en user, quand elle peut concourir à l’accomplissement de leurs desseins.
Qu’avait voulu Gérard d’Auersfurth, depuis qu’il s’était trouvé en conflit d’idées et de sentiments avec sa femme, si profondément et si à l’improviste, dans leur hôtel de l’avenue de Tourville ? L’amener en Allemagne. Elle y était. Il avait dû la rudoyer forcément, dans sa sentimentalité. Mais il l’y avait amenée. Restait encore à jouer de sa sentimentalité cruellement endolorie, pour reconquérir son cœur ulcéré. Rien n’empêchait, désormais, de la combler de bons procédés, dont elle serait touchée. Et, généreux devant la magnanimité, comme il savait la plupart des Français, Gérard d’Auersfurth, comptait bien que les ressentiments de sa femme s’apaiseraient peu à peu, s’il se montrait à elle, de nouveau tel qu’il avait été à Paris.
« — Une reine ! je veux que tu sois comme une reine ! » s’était-il plu à lui dire à Paris. Dès qu’il l’avait sue dans sa famille, il lui avait restitué cette arbitraire royauté. Il avait obtenu, de son père, qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, à la maison, et que toute l’influence de la famille serait au service de ses désirs, même si on les trouvait un peu extravagants.
Elle était Française, n’est-ce pas ?, et Parisienne. Et une Parisienne, il fallait bien lui passer ses excentricités. Ça pouvait être si amusant, pour de graves Allemands même en temps de guerre ! D’ailleurs, si extraordinaire que cela pût paraître, en une Parisienne, Huguette venait de se montrer bonne mère, une mère attachée à son enfant. Et ça, chez un peuple qui s’est mis à apprécier la fécondité à l’égal des gros éleveurs de bétail, ça valait bien le droit à quelques espiègleries. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.