Mercredi 1er septembre.
— Tout ce que vous voudrez », dit le duc, en hochant la tête, « tout ce que vous voudrez… qu’est-ce que c’est ?
— Les prisonniers qui travaillaient ici seront nourris comme ils le seraient en France. Voilà ce que je veux.
— Oh !… », fit le duc, avec un sursaut de tout le corps, « quand tout notre peuple allemand déjà, a si peu de nourriture !
— Alors, qu’est-ce que vient me chanter votre fils, avec ma liberté de satisfaire toutes mes fantaisies ?
— Et nous, avec notre argent, notre argent allemand, nous allons donner la bombance à ces… à ces Français ?
— Qu’à cela ne tienne ! » dit Huguette qui sentait le vieillard suffoqué de son audace, mais ébranlé par la crainte de nuire au rapprochement tant souhaité de sa bru avec son fils. « J’ai de l’argent à moi. Je prendrai à ma charge la dépense des prisonniers.
— Ah ! ça » dit le duc, un peu soulagé, « c’est l’honnêteté… l’honnêteté française… Vous avez des qualités, ma chère fille. Beaucoup de qualités, j’apprécie en vous, hautement… Mais il y a l’autorisation à solliciter de… de l’empereur. Et ça, c’est… oui, ça c’est colossal !
— Il aime ça, votre empereur, le colossal.
— Il aime, véritablement.
— Ma demande ne lui déplaira donc pas. Et puis, qu’est-ce que c’est que cette petite marque de faveur, à un grand seigneur comme vous ?
— Des faveurs à notre antique famille, il doit, véritablement… Mais… ah ! petite française ! petite Parisienne ! vous êtes une petite personne terrible !
— Parce que je veux faire manger à leur faim de pauvres affamés, et avec mon argent ?
— Avec votre argent, oui, avec votre argent. Comme ça, nous aurons moins le scandale.
— Mais il n’y aura pas de scandale », lui affirma Huguette. « Ou alors, il viendrait de plus haut que nous.
— Oh ! comment viendrait-il ?
— L’archiduchesse Isabelle d’Autriche, tante du roi d’Espagne, et sur la demande de Sa Majesté, a ses prisonniers russes dans ses domaines, et elle les traite comme elle veut.
— Réellement, vous pouvez dire cela ?
— Je l’ai trouvé dans un journal ; j’en ai gardé la coupure.
— Oh ! vous me donnerez. À ma supplique, je joindrai. Ça sera un précédent. »
Et Huguette avait vu le succès répondre à son audacieuse initiative de charité.
C’était en jouant durement de sa sentimentalité que son mari l’avait réduite à ce séjour en Allemagne, qui lui était une véritable captivité. Et c’était en jouant de la sentimentalité de son mari, par la menace de se faire un nouveau grief contre lui, de l’opposition de son beau-père à sa généreuse fantaisie, qu’elle l’avait menée, à bien. Cela ne la rendait pas quitte envers son mari. Mais c’était une assez piquante contrariété qu’elle lui imposait, en échange des avanies atroces qu’elle en avait reçu dans son domaine de La Feuillée. Ce n’était, en soi, qu’une taquinerie, mais spirituelle, un peu narquoise, et courageuse. Et cela rendait plus savoureuse l’intime satisfaction qu’elle éprouvait à nourrir à leur appétit les pauvres affamés du camp voisin.
Il y avait une dizaine de jours que cinquante prisonniers mettaient le parc sens dessus dessous. La consigne que leur avait donnée Huguette était de ne pas se presser. Elle entendait prolonger le plus possible le prétexte qu’elle avait trouvé de combattre un peu l’épuisement du plus grand nombre de prisonniers qu’elle pourrait, et aussi de faire durer la vexation sournoise qu’elle infligeait à la famille de son mari. Et les vieux landsturmes commis à la garde de ses travailleurs étaient échelonnés, par son ordre, le long des grilles, en dehors du parc ; ils n’avaient pas, ainsi, à les molester par invectives, ni mauvais traitements.
Mêlée d’une pointe d’esprit de représailles contre son mari, l’ingénieuse charité de Huguette n’était peut-être pas une bonne œuvre entièrement méritoire. Il ne sembla pas moins qu’elle lui eût attiré un témoignage particulier de la bienveillance divine.
Informée par une lettre de François de Lherm qu’il était en captivité au fond du Brandebourg, elle n’avait laissé de repos à son beau-père qu’il ne lui eût obtenu le transfert de son ami d’enfance dans la forteresse d’Eberwald. Le jeune officier de zouaves, maintenant capitaine, était tombé aux mains de l’ennemi, inanimé, devant Vauquois, à l’une de leurs premières émissions de gaz asphyxiants. Depuis trois jours, il était arrivé à Eberwald. Huguette l’avait fait autoriser à venir la voir. Et c’était fort à propos qu’elle avait le plaisir de ses visites.
Ses prisonniers étaient gros mangeurs, les pauvres gens ! Et les vivres lui coûtaient cher. Elle leur prodiguait un pain passable et de la viande relativement succulente. Elle découvrit qu’elle allait être bientôt au bout de son argent personnel. Heureusement, elle avait mis, dans son sac, à son départ de Paris, un collier de perles qui avait coûté cent mille francs. Par pudeur de paraître gênée au bijoutier auquel elle avait résolu de le proposer, elle avait chargé François de Lherm de le lui vendre. Et cette après-midi du 18 mai 1916, il devait lui en rapporter le prix.
II
Ce jour-là, 18 mai 1915, en se levant de table, après déjeuner, Huguette d’Auersfurth traîna un peu dans le vestibule. Elle prêtait une attention exclusivement polie aux lamentations de ses belles-sœurs sur les embarras alimentaires de l’Allemagne, tout en se demandant si elle ne ferait pas mieux de rejoindre son beau-père sur la terrasse, lorsqu’elle vit accourir, par le perron, toute riante et fort animée, Anna Kaps, sa femme de chambre.
C’était cette fille que son mari avait fait venir d’Allemagne à Paris, dès qu’il avait monté leur maison, après leur mariage.
« — Je te donnerais bien une femme de chambre française », lui avait-il dit. « Mais je veux, pour toi, un service parfait. Et on n’a ça qu’avec des domestiques allemandes ».
On l’avait gardée, sans rien faire au château, jusqu’à l’arrivée de Huguette, tant on avait eu le certitude que son mari saurait l’y faire venir. Et le fait est que l’on ne pouvait rien voir de plus sérieux, de plus attentif que le service de cette docile et active personne.
Huguette ne doutait pas qu’elle ne surveillât le moindre de ses mouvements, qu’elle ne gravât dans sa mémoire la plus insignifiante de ses paroles pour en faire son rapport à ses belles-sœurs, à son beau-père, peut être à son mari. Mais, comme elle vivait entièrement à découvert et ne gardait impénétrable que le fond de ses pensées, elle ne se souciait pas de. son espionnage. Toute autre domestique allemande, d’ailleurs, l’aurait espionnée de même. Et celle-ci lui plaisait, au moins, par son zèle et sa bonne humeur, et aussi par l’adresse professionnelle qu’elle avait fini par acquérir. On doit ajouter même qu’elle l’amusait par son extraordinaire avidité des attentions des hommes. On dit de certains d’entre eux qu’ils sont juponniers. On pouvait dire d’elle, dans le même sens, qu’elle était garçonnière. Et elle avait le front, avec ça, de se montrer susceptible comme un dindon, si on laissait paraître le moindre doute, à son sujet, sur la vertu de la femme allemande. À condition de n’en point être dupe, ses simagrées de pruderie alternant avec ses provocations aux familiarités masculines étaient fort plaisantes.
La voyant encore toute frémissante de plaisir et les yeux luisants, Huguette lui dit :
« — Pas besoin, Annchen, de vous demander si vous venez de vous faire lutiner par les prisonniers ? »
Elle savait passablement le français, surtout depuis qu’à Paris Gérard d’Auersfurth lui avait fait donner des leçons pour la débarrasser de son accent.
« — Oh !… ce gros mot ! » protesta-t-elle, mais sans colère, en se redressant dans sa dignité offensée. « Madame sait bien que je garde notre honneur allemand ! »
Huguette se dirigeait vers son appartement, et entraînait sa femme de chambre à l’y suivre. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.