Jeudi 2 septembre.
« — Certes ! » lui répondit-elle. « Ce n’est pas vous qui vous laisseriez jamais manquer !… Comment les avez-vous trouvés, aujourd’hui, mes Français ?
L’équipe avait été renouvelée, le matin. Et Huguette n’avait pas eu le temps encore de la visiter.
— Je peux dire à Madame qu’ils sont gentils. Mais si maigres !… Ils ont seulement la peau et les os.
— Pauvres gens !… Avec la nourriture de votre administration…
— Et ils ont pas de bile pour ça.
— Ils ont le sourire ? »
— Ils sont rigolos, Madame veut dire ? Oui, ils sont…
— Allons ! racontez-moi leur déjeuner. » Huguette s’assit pour écouter sa soubrette. Cette fille avait une mémoire de phonographe. Il n’y avait qu’à la laisser dérouler son disque, pour jouir de toute la scène, comme si on y avait assisté. Huguette estimait qu’autant valait-il tromper à cela son désœuvrement qu’à autre chose. Elle n’attendait la visite de François de Lherm que vers trois heures.
« — Je suis venue », lui raconta Anna, « comme si je dirigeais les domestiques qui servaient. Les prisonniers étaient occupés à manger les pommes de terre au lard. Avec les joues creusées, la peau jaunie, ils ont les yeux brillants, Madame petit se figurer, comme des yeux de loups dans la nuit. Ils ne parlaient presque pas ou presque tout bas. Ils étaient assez occupés avec la nourriture. Et aussi, peut-être, ils avaient peur que les domestiques les écoutent et les fassent punir, en rapportant les choses mauvaises de l’Allemagne qu ils auraient dites, au major du camp. Ils pouvaient être bien tranquilles. Personne des domestiques ne comprend le français. Moi seulement je comprends. Tout d’un coup, un qui dévorait ses pommes de terre à pleine bouche, petit, brun, avec des cheveux noirs et une grosse moustache, a dit : “Mais où sommes-nous, sainte bonne Vierge ? Où sommes-nous ?”
Un autre, à son côté, grand, des membres gros, mais seson uniforme tout flottant sur son corps, a ajouté : “Oui, hein ! mon pauvre Pégoulès. Dire qu’on mange à peu près du vrai pain, du pain où i1 y a peut-être un peu de vrai blé, comme il en pousse sur mon domaine !”
Et le sergent, petit aussi, tout sec mais la peau plus blanche, l’air sérieux, réfléchi de ces ouvriers qui travaillent les outils de précision mécanique, il dit encore : “Oui, mon, vieux Lagaroste, du pain qui n’a pas l’air d’être fait avec de la boue des chemins et le fumier des étables.”
Oh ! c’était une méchanceté pour l’Allemagne Madame. Et un autre a dit aussi, en prenant encore un morceau dans la corbeille, celui-là, avec une figure douce, avec des yeux bleus si clairs, comme une pure jeune fille : “Et on peut en manger comme on veut ! Bonne sainte Anne d’Auray, rien que ça ça vaut un cierge que je vous porterai quand on sera au pays ! — Moi, j’en porterais bien jusqu’à Marseille, à Notre-Dame-de-la-Garde” déclara Pégoulès. Et Lagaroste ajouta : “Moi, je ne sais pas ce qui m’empêchera de pousser jusqu’à Notre-Dame-de-Lourdes.”
Le sergent riait, avec l’air fâché. Et il les a injuriés : “Tas de bondieusards ! La république sera propre, avec des cléricaux comme vous !”
Pégoulès l’a regardé, pas fâché, et il a répondu : « — Oh ! la république, sergent, moi, vous savez, je ne lui veux pas de mal. Pas moins, sans Joffre et les généraux, À la bataille de la Marne elle nous aurait fichu dans un joli pétrin.” Ils sont épatants, Madame, ces Français. Tous, ils croient la bataille de la Marne la victoire française.
— Et ça vous révolte ? » dit Huguette, à sa camériste. — Je ne dois pas admettre, Madame.
— Bien ! Bien ! Continuez.
— Et le sergent, toujours riant fâché, a répondu, à ce Pégoulès, un mot, oh ! un mot !… J ’ai pas compris. “Tais-toi henriquinquiste !” veut dire, Madame ?…
— Ça veut dire royaliste. C’est de la politique française. Ensuite.
— Ensuite Pégoulès a dit : “Oui, sergent. Mais encore un peu de pommes de terre”. Mais le sergent lui a fait l’observation : “Tu te bourres trop, mon gros. Et avec ton estomac délabré, gare à l’indigestion !”
Ce Pégoulès a frappé sur son estomac. “Oh ! le coffre est bon ! Je ne sais pas comment ça se fait… Hé ! Hé !… Notre- Dame-de-la-Garde, pécaïre ! Qu’elle me protège. Elle veut me gagner son cierge !”
Tous ont ri beaucoup. Et Pégoulès a ajouté : “Avec tout ça, sergent, vous ne m’avez toujours pas dit où nous sommes. Pour la maison du Bon Dieu, sûr que c’est ici la maison du Bon Dieu. Pas moins, les gens n’y sont pas tombés tout à coup du Paradis. El pour des Boches…”
Tout de suite, le sergent lui a crié : “Tais-toi donc, animal ! Tu veux donc nous faire coller une demi-journée de poteau ?” Et Pégoulès a corrigé : “Pour des Allemands, sergent, j’ai voulu dire pour des Allemands, c’est joliment bien de nous donner un festin comme ça.”
Et il a répondu, le sergent : “C’est certain que c’est pas ordinaire, ce qui nous arrive. Y a pas plus besoin de travaux dans ce jardin que dans un fusil tout neuf. Et puis cette consigne d’y aller en douce ? Si vous croyez que c’est boche, ça…”
“Oh ! sergent ! ” a fait Pégoulès. Ils ont tous ri. Et le sergent a dit : “Oh ! c’est vrai ! Vlà aussi que je m’oublie… Il paraît crue c’est la dame du château qui veut tout ça.” Celui qui a des yeux bleus si clairs de jeune fille, il s’appelle Le Guyadec, il a dit : “Ben ! c’te dame est une rude bonne dame !” Et Pégoulès a ajouté : “C’est une crâne idée qu’elle a eue, cette dame du château. Et, si on la rencontrait, oh ! là, y a pas !… ça serait à lui baiser le bas de sa robe !
— Braves garçons ! » dit Huguette, attendrie.
— Je peux dire qu’ils aiment madame ! Alors Fritz et les autres domestiques enlevaient les assiettes pour la confiture et ils mettaient les tasses pour le café. Pégoulès a crié : “Et du café, mes enfants !” Et il a demandé à Fritz : “Du vrai café ?” Madame doit savoir que ce Fritz n’est pas très poli. Il a répondu, en colère, comme ça : “Ya, schwein Fransozen !” Madame pourrait croire que Pégoulès a été malhonnête avec Fritz. Il l’a regardé. Il a ri et il a dit : “Est-il gentil, le frère !… Non mais, n’est-ce pas ? on avait tout de suite envie de lui offrir un verre.” Tous les autres ont ri. Fritz est parti, furieux qu’ils 1e moquaient. Pégoulès a bu dans sa tasse, et il a ajouté : “Et c’est pas du jus de gland ; c’est « pas du jus d’orge grillé ; c’est pas du jus de graine de citrouille ! C’est du vrai jus ! du bon, comme on en boit dans les tranchées françaises !” Lagaroste a dit : “On dirait du café de chez nous !” Et Le Guyadec aussi : “Oui ! du café de ma chère bonne femme de mère.” Et un, qui n’avait pas parlé, a fait, avec un grand soupir : “Ah !… chez nous !…” Lagaroste aussi a fait : “Oui chez nous, hein ? mon pauvre vieux ! Les gosses ! la petite !” Et il leur venait des larmes dans les yeux.
Alors, le sergent, il s’appelle Mézembre, le sergent, il leur la dit : “Ah ! mais, les gars, on ne va pas s’en faire, nom d’une pipe ! pour du café qui est si bon !”
“Ayez pas peur, sergent !” a répondu Pégoulès. “On a de la tristesse, pardi ! d’être si loin de son monde. Mais on est toujours un peu là… Et puis, de se languir, aujourd’hui, bon sang ! ça ne serait pas faire honneur à la bonne dame qui nous a régalés !… Si vous permettez, la langue me démange de dire deux mots à la fille.”
Il me regardait. J’étais là contre le mur du perron à écouter comme ils étaient amusants. Le sergent a haussé les épaules et il lui a dit : “Avec tes quatre mots d allemand, tu ne lui en conteras pas long.”
Moi, je faisais l’air sérieux, s’il venait me manquer de respect. Il répondit au sergent : “Peut-être plus long que vous ne pensez. Elle a souri plus d’une fois à ce que nous disions. Elle pourrait comprendre plus de français que nous ne comprenons d’allemand. Et qu’est-ce que vous diriez, si elle savait le provençal ?” ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.