Vendredi 3 septembre.
Madame peut penser si j’ai rougi. Mais j’ai attendu qu’est-ce qu’il voulait me demander. “Vas-y, mon petit !” a permis le sergent. “Oui, n’est-ce pas ? Qu’est ce que je risque ?” Et ce Pégoulès m’a appelée : “Kelnerin !”
J’ai redressé ma tête, fâchée, et l’ai serré mes sourcils. Mais j’ai pas bougé. “Kelnerin ?” a fait le sergent. “Maladroit !C’est comme si tu lui disais : « Servante !… Attends un peu. »” Et il m’a rapproché et m’a dit : Gnœdige Fraülein ! C’était distingué, ça, pour me parler. J’ai répondu : “Monsieur le sergent ?”
Mais il dit : “Je vous demande pardon.” Et il se retourna.
Les hommes s’étaient levés de table. Ils restaient là, en groupes, à flâner un peu. Mais Fritz revenait encore avec sa corbeille pleine de paquets de tabac et de cigarettes que madame avait commandé de distribuer.. Et les hommes, avec des accents de réjouissance crièrent : “Du tabac !… Il y a aussi du tabac !… Au tabac !…” Et ils étaient tous sur Fritz, les mains tendues. Ils faisaient : “Moi ! Moi ! Moi !” Le sergent Mezembre commanda : “À vos rangs ! Fixe !” II voulait pas l’indiscipline française, devant nos yeux allemands. Et quand la distribution Fritz eut achevée, le sergent commanda encore : “Rompez vos rangs !” Moi je riais, parce qu’un soldat, à côté de moi, bourrait sa pipe et disait : “Et mais, on serait chez le petit père Poincaré qu’on serait pas mieux traité que ça !” Alors le sergent m’a demandé : “Noin spritch french, gnœdige Fraülein.”
“Pour vous faire plaisir”, je lui ai répondu, “je parle français tant que vous voudrez”.
“Oh ! Chouette !… Eh bien ! ça c’est bath !”
Ce Pégoulès était là impoli, à côté du sergent. Et il a eu l’insolence pour son sous-officier de me dire :
“Et vous n’avez pas même d’accent, mademoiselle !”
Puisque le sergent ne l’avait pas giflé, je lui ai répondu :
“Ça est de monsieur le comte une gracieuseté. Des leçons pour bien prononcer il me faisait donner, à Paris.”
“C’est épatant !” a fait encore ce Pégoulès. Et le sergent m’a demandé, en même temps :
“Vous avez été en service à Paris, mademoiselle ?
“Juste avant la guerre, avenue de Tourville, Monsieur le comte avait l’hôtel.”
“Hé ! hé !…” a fait le sergent. “Quartier de l’École Militaire ! quartier des beaux soldats ! Vous deviez en avoir un succès, chez les dragons !”
Madame peut croire si j’ai rougi ! J’ai dit : “Pensez-vous ! je les envoyais balader.” Il a été étonné. Il a dit : “Farouche à une si charmante personne !” Je demande pardon à Madame. Mais ça il a dit. Il a ajouté : “Vous n’aimez donc pas qu’on vous fasse la cour ?” J’ai répondu : “Comme toutes les jeunes filles, je l’aime.” Mais Henri m’avait dit : “Pas les dragons, Annchen ! Pas les dragons.” Le sergent a ri. Il a demandé : “Votre mari ?”, je lui ai répondu : “Non ! Mon fiancé seulement.” “Et il est ici, Henri ?” “Non. À la guerre, il est toujours.” Et j’ai soupiré : “C’est long, la guerre !” Il a ri et soupiré aussi :
“Oui !… It is a long way Tipperary !…” J’ai dit : “Je ne comprends pas.”
“C’est long le chemin de Tipperary !… C’est une chanson anglaise.”. J’ai dit : ”Dieu punisse l’Angleterre !” » Là, Huguette interrompit sa femme de chambre. Le tableau si vivant qu’elle lui avait fait de ce déjeuner des prisonniers l’avait tour à tour charmée et émue. Elle reconnaissait bien là ses Français gouailleurs dans le pire malheur, et si heureux du moindre adoucissement à leur détresse. Mais elle ne se souciait pas de la suite des galantises que la vertueuse Annchen avait amené le sergent Mézembre à lui prodiguer. Elle lui dit :
« — En somme, tous ces braves gens ont été contents ?
— Ravis ! Madame doit dire ! Ils étaient ravis ! Il y avait seulement un qui n’était pas.
— Ah !… Qu’est-ce qu’avait celui-là ?
— Ils disaient tous : “Il a le cafard.” Je demanderai à Madame qu’est-ce que c’est ?
— Ça veut dire qu’il s’ennuie.
— Oh ! oui, oui. Il ne mangeait presque pas. Les autres lui disaient : “Mais mange donc ! C’est bon, ça !” Il répondait : “Je n’ai pas faim. J’ai comme une barre, là. Ça ne passe pas… Je suis trop triste… Je voudrais être à cinq pieds sous terre… Mais bon sang de bon sang ! en dégringoler un de ces chameaux !…”
— Vous ne savez pas le nom de ce malheureux ?
— Je crois qu’il s’appelle Joseph Burdin. »
La pitié et la curiosité poussèrent ensemble Huguette à dire à sa femme de chambre :
« — Pauvre garçon ! Je veux le voir. Courez me le chercher. Je descends à la terrasse. »
III
Le duc d’Auersfurth, commodément assis dans un large fauteuil d’osier passé au vert printanier, chauffait ses rhumatismes au soleil, à une certaine distante à gauche du perron. Il lisait les journaux et fumait placidement une longue pipe au fourneau de porcelaine illustré d’une effigie de Bismarck peinte en rouge, avec des filets en or.
Au lieu de le rejoindre aussitôt, Huguette longea, à droite, le mur du perron et gagna la balustrade qui faisait clôture à la terrasse. Elle aperçut sa femme de chambre en contestation avec l’un des prisonniers. Joseph Burdin, évidemment, se montrait peu docile à son désir. Mais, l’apparition de Huguette triompha de son aversion ou de sa timidité. Et elle le vit arriver grand gaillard tout barbu, fortement charpenté, et qui traînait, dans sa démarche, une lassitude accablée et un complet abandon de soi.
« — Bonjour, Madame ! » dit-il à Huguette. « Vous m’avez fait demander. Me v’là ! »
Huguette le fit asseoir en face d’elle.
« — J’ai su, tout à l’heure, par ma femme de chambre, que vous avez du chagrin » commença-t-elle.
« — Elle fait la mouche, c’te gaupe-là ? Pas étonnant ! C’est tout espion, dans ce gueux de pays !
— Ce n’est pas pour vous nuire qu’Anna m’a parlé de vous.
— Ah !… Mais je suis là à vous dire du mal de vot’ pays, quand vous êtes bonne pour les camarades… Faites excuse, Madame !
— Oh ! le pays, vous ne m’en direz jamais plus de mal que je n’en pense.
— Ça serait donc vrai que vous n’en êtes pas, comme disaient des camarades ? Faut bien croire. Une Boche ne ferait pas ce que vous faites.
— Je voudrais pouvoir davantage. Qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes malade ? Vous manquez de soins ?
— Ce n’est pas la corps, Madame, C’est la tête : c’est de penser.
— Vous regrettez le pays, votre famille ? »
Cet homme leva les yeux sur elle. Son visage se contracta. Ses épaules tressaillirent.
« — Ah ! Madame !… fit-il. Ma pauvre femme ! Ma pauvre Julie ! »
Il eut comme un hoquet dans la gorge, et des larmes coulèrent sur ses joues.
— Elle est trop malheureuse ? » lui demanda Huguette. « Je pourrai peut-être lui venir en aide.
— Où elle est, elle n’a besoin de rien. » Et, dans un sanglot qu’il essaya de réprimer, il ajouta : « Elle n’est plus de ce monde, madame !
— Mon Dieu ! elle est morte ! » s’écria Huguette.
« — Et il faut savoir comment !… Ah ! les gueux ! les gueux ! les gueux ! » gronda-t-il. « Est-ce possible qu’il y ait un bon Dieu au ciel, et qu’il permette des abominations comme ça ! »
Il serrait les poings, des poings velus et noueux, dont les coups devaient être terribles. Huguette se trouva sans mots pour le plaindre. Elle ne sut que s’emparer d’une de ses redoutables mains fermées. Elle vit, au contact compatissant de sa fine main avec la sienne, glisser une légère lueur heureuse sur son pauvre visage ravagé.
« — Vous comprenez ça, madame, qu’on en ait assez de la vie, dans un malheur pareil ? ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.