Samedi 4 septembre.
— Il ne faut jamais désespérer tout à fait… Vous avez des parents, votre mère, sans doute ?
— Oui, il y a ma pauvre vieille maman !… Le plus affreux de mon malheur, c’est que ça ne me fait plus rien de penser à elle. Rien ne me fait. Je suis là, tout le temps, avec l’idée de ma Julie, à me dire qu’elle est morte… Ah ! Madame ! »
Et, à ce cri de nouvelles larmes sortirent de ses yeux, qu’il écrasa de son poing, rudement.
« — Comment le malheur est-il arrivé ? » lui demanda Huguette.
« — Madame, c’est une chose à vous faire frémir… Je suis forgeron de mon état, n’est-ce pas ? J’étais établi maréchal-ferrant à Charmigney, dans les Vosges, à la lisière de Gerbéviller, à la lisière de Meurthe-et-Moselle. Au commencement de la guerre, on s’est battu, là, comme des enragés. J’avais épousé Julie, après la Toussaint de 1913. Une si belle fille, Madame et qui avait fait envie à plus d’un et de bien plus huppés que moi, avant d’être ma femme. Et moi, j’étais si glorieux quelle m’eût préféré ! Elle avait une petite boutique de lingerie et mercerie ; j’avais ma forge. On ne manquait de rien pour être heureux, avec notre travail. La guerre arrive. Je rejoins à Belfort. Je suis artilleur. Et je roule avec mon régiment, vers Mulhouse, en Belgique, en retraite jusqu’à la Marne.» Puis on appuie sur la gauche, vers le Nord. Et j’ai reçu, devant Arras, un éclat d’obus dans la tête, là, tenez, madame. »
Il montra, à Huguette, à l’arrière du crâne, une profonde éraflure blanche et cicatrisée.
« — Les Boches », continua-t-il, « m’ont ramassé, évanoui… Sans ça, ils ne m’auraient pas eu, les gorets !… Ça ne vous fait rien, Madame, que je les appelle de ces noms-là.
— Rien du tout », lui dit Huguette. « Et votre pauvre Julie ?
— Quand je suis parti, Madame, on ne pouvait pas craindre qu’on les verrait chez nous. On avait tant attendu cette guerre, nous autres, à la frontière ! On s’était tant dit que ce ne serait plus comme en 70, et qu’on les boufferait !… Si on avait pensé à toutes leurs artilleries d’enfer, pour sûr que je n’aurais pas laissé Julie à Charmigney. Mais on croyait qu’en trois mois, six mois au plus, on les aurait reconduits à coups de canon dans le derrière. Ah ! bien oui !… Ils sont venus, pas longtemps… mais juste assez pour toutes les horreurs que vous ne savez peut-être pas.
— Si, si !… J’ai des journaux de France, par la Suisse.
— Chez nous, ils ont mis tout à feu et à sang, comme partout… À partir de ce moment, plus de lettres de ma femme, ici. C’est ma mère qui m’écrivait, de loin en loin… Et elle ne ma disait pas grand-chose de Julie, seulement qu’elle était bien faible, qu’elle n’avait pas encore bien l’esprit à elle, depuis toutes ces dégoûtations de ces Prussiens, et qu’elle ne pouvait pas encore faire réponse à mes lettres. Je me demandai si c’était qu’ils me l’avaient rendue folle. Ma mère me dit que non, qu’il ne fallait pas me tourmenter à me faire de ces imaginations, mais qu’elle était bien triste, que ses forces ne revenaient pas vite, qu’elle n’arrivait guère à reprendre appétit, et que c’était bien malheureux pour l’enfant qui allait venir en janvier… Cette idée que ma Julie allait me donner un petit, Madame, ça me fit une joie qui m’ôtait presque tout mon chagrin de sa maladie. “C’est l’enfant qui la guérira”, je me disais. Et ça me donnait un courage, malgré les misères de la tranchée !…
C’est en décembre que j’ai été blessé et qu’ils m’ont ramassé. Ils auraient bien mieux fait de m’achever, dans mon coin, comme ils l’ont fait à tant d’autres… Et pourtant, non, non !… Ça vaut mieux qu’ils m’aient pas fait passer le goût du pain… Puisqu’ils m’ont fait ça, un de ces jours, on verra, on verra !… Je suis encore Joseph Burdin ! »
Frissonnante de la fureur de ces dernières paroles, Huguette aurait voulu calmer le transport de ce malheureux dévoré de la fièvre de la vengeance. Mais il continuait :
« — Trois mois, Madame ! trois mois, ils m’ont gardé les lettres de ma mère, dans ce voleur de pays où ils ont moins de cœur, bien sûr, que les loups. Dans celle qu’ils m’ont remise de ma bonne vieille, c était toujours la même chose, que ma Julie avait bien du mal à se rétablir et que la misère du pauv’monde n’était pas près de finir. Et pas un mot du petit ! Il n’était donc pas né vivant ?… Comptez, madame. Je suis prisonnier en décembre. Trois mois sans nouvelles. Ça me mène au milieu de mars… Pendant que j’attendais une réponse, v’là un lot de prisonniers qui nous arrive. Il y a le garçon de ferme de M. Thiénot, Albert Savard. On se connaît bien. C’est moi qui ferre leurs chevaux. Je raccommode leurs charrues, leurs charrettes, tous leurs outils, quoi ?… Savart me voit. Il me dit : “Eh ben ! mon pauv’ vieux ! On en a du malheur, hein !” “Trop !” que je fais. “Ah !… Ta pauv’ Julie !… Qu’est-ce qui aurait cru ça ? Une si belle femme, et qui portait tant de santé sur sa figure !” Je me sentis trembler, là, au-dessous de l’estomac, mais si fort que je pouvais presque plus respirer. “C’est y qu’elle est… qu’elle est tout à fait folle ?” que je lui demandai. “Mais, mon pauv’ Burdin, tu ne sais donc pas ?” Je fis : “Morte ?… Ah !… Ah !… Les cochons ! les cochons ! les cochons !” Et je tapais des pieds. Je hurlais comme une bête. Je me cognais la figure avec mes poings. Je crois bien que je cognai ce pauvre Savart qui me disait : “Voyons, Burdin ! voyons mon vieux ! faut se faire une raison !” Ah bien oui ! J’étais comme un cheval qui a le mors aux dents. Et je lui criais : “Mais comment ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il lui ont fait ?” Il ne me répondait pas. “Mais parle ! raconte !” Il se décida, enfin : “Ben ! ce qu’ils ont fait à tant de femmes, partout où ils ont passé.” Je hurlai : “Ça ? ça?… Oh !… Bon d’là !…” Et je me jetai à terre. Je pleurai… J’en avais le gosier tout comme si j’y avais reçu un grand coup de poing. Je voyais ma Julie se débattre, terrassée, étouffante de honte… Oh !… Savart m’a dit ensuite que c’est un officier. »
Huguette était bouleversée et haletante de terreur et de pitié. Elle lui dit :
« — Mon pauvre ami ! C’est affreux !… Ah ! oui, vous êtes à plaindre
… Dites-moi, y a-t-il quelque chose que je pourrais faire, pour vous rendre un peu de courage ?
Il haussa les épaules.
« — Je n’ai pas besoin de courage. Je vous remercie, madame.
— Mais si, il vous en faut contre votre chagrin.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut me faire, maintenant, de sentir toujours, toujours la tristesse qui me ronge dans mon intérieur ? Je ne verrai plus, je n’aurai plus ma Julie ! Nous autres, les ouvriers, une belle femme et une bonne femme, c’est tout notre bonheur. Et la mienne, je la vois tout le temps, et cet homme ! Ah !… un officier !…
Il y avait tant de haine et de rage dans le dernier cri de ce malheureux que Huguette se sentit tressaillir, malgré elle. Elle se souvint d’avoir ouï dire que l’excès d’affaissement moral est entretenu par la débilité physique. Elle lui dit :
— Je sais que vous n’avez plus d’appétit. C’est parce que vous perdez votre force que vous trouvez votre chagrin trop lourd. Il faut vous remettre à vous nourrir, voulez-vous ? Je demanderai à l’infirmière du camp que l’on vous donne des stimulants.
— Des drogues ? » lui répliqua-t-il. « Ils les donneront à leurs chiens plutôt qu’à moi. Vous n’avez pas vu les yeux qu’ils ont à nous regarder crever un peu, tous les jours ?
— Ils vous les donneront, à vous. Je verrai le médecin pour ça.
— Mais, Madame, j’ai été quasiment plus fort qu’un cheval. Je ne mange pour ainsi dire pas. Je ne dors guère mieux. Pourtant, je suis encore musclé, allez ! »
Il tendit violemment ses mains aux doigts crispés comme des serres d’oiseau de proie, et il ajouta, les yeux fulgurants de haine :
— Il y a quelque chose encore qui me soutient.
— Ah ! vous voyez bien !… Votre pauvre maman ?
— Ah ! ça !… C’est vrai qu’il y a ma pauv’ vieille. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.