Dimanche 5 septembre.
« — Pensez à elle. C’est à elle que vous vous devez encore. C’est pour elle que vous prendrez bien exactement ce qu’on va vous donner. Vous me le promettez ?
— Oh !… je vous le promets, Madame. Vous êtes si bonne pour moi. Je peux ben vous faire ce plaisir.
— Et quand vous aurez retrouvé votre énergie, vous verrez que votre peine sera moins vive.
— Ça, j’en doute. Mais je vous remercie de vos bontés, Madame.
— Au revoir, mon brave ! Et bon courage ! »
IV
Tandis que l’infortuné s’éloignait, à grands pas indolents, Huguette se rapprocha de son beau-père. « Le Burgrave » ôta sa pipe de sa bouche.
« — Hé !… fit-il, venez vous asseoir au bon soleil, ma chère fille, au bon soleil de notre Allemagne. »
Depuis l’arrivée de la jeune femme à Auersfurth, le duc a toujours eu envers elle une bonhomie affectueuse, calculée assurément, mais non dénuée de quelque sincérité. Son grand dessein sur elle est de lui créer par suggestion, une réelle sensibilité allemande. S’il savait comme il perd son temps ! Tout ce que peut faire Huguette, c’est de ne pas heurter sa manie. Elle a soin de parer de bonne grâce son inflexible résistance.
— C’est le même soleil », lui dit-elle. « Mais il n’a pas la même vertu, il ne fait pas fleurir ici, les mêmes âmes que chez nous.
— Ho ! » se récria le duc, « cette pensée n’est pas juste. Vous avez l’injustice toujours contre nous.
— Je voudrais être injuste. Mais ce prisonnier-là, qui s’en va, il se consume de désespoir, parce qu’un officier allemand a violenté sa femme et qu’elle est morte.
— Ce n’est pas vrai !
— Ah ! Tout de suite ce cri de toute l’Allemagne en face de ses abominations.
— Les Français auraient fait la même chose, en Allemagne s’ils étaient venus. Mais ils ne sont pas… Et… ces prisonniers, ici j’ai cru, pour vous, une saine distraction. Je regrette qu’ils ne soient pas. Ils vous donnent la tristesse ; ils nourrissent votre nostalgie française… Je vous ai dit : ce n’est pas bien. Je vous répète encore : ce n’est pas bien. Il ne faut pas le regret dans votre esprit de la France et le mépris de l’Allemagne.
En l’écoutant, Huguette pensait qu’elle venait d’essayer, quelques minutes plutôt, de réconforter Joseph Burdin contre son chagrin, sans aucun succès. Non moins vainement. « Le Burgrave » l’exhortait à surmonter l’ennui de son exil et son horreur encore accrue du pays où elle le subissait. Elle ne voulait pas, néanmoins, lui révéler son véritable état d’esprit, ni exposer à sa méfiance le secret du projet qu’elle couvait sous ses airs de nonchalance et de résignation momentanée. Elle lui répondit :
« — Je suis touchée de votre sollicitude. Et croyez bien que je vous en sais gré.
— « Je vous la dois, ma chère fille », lui assura « Le Burgrave ». « Vous avez donné un fils à mon fils. Vous lui en donnerez d’autres.. »
Il ne pouvait rien dire à Huguette qui pût la révolter davantage. Mais il ne vit pas, dans ses yeux, l’éclair de colère qu’elle opposa à cette affirmation de vieux seigneur soucieux de l’avenir de sa lignée. Et, sans soupçonner qu’il l’exaspérait, il ajouta :
— Et, pour ça, je veux… je voudrais que vous soyez heureuse avec nous.
— Je n’ai pas à me plaindre de vous ici. Et… mon Dieu ! j’y serais venue librement…
— Mais vous êtes libre.
— D’en sortir ?
— Voilà ! voilà !… » fit le duc, avec un geste de ses deux bras qui exprimait son désappointement du peu d’effet de ses suggestions sur Huguette. « Pour aller en France… Vous ne pouvez pas. Vous êtes Allemande.
— Je ne crois pas que je m’arracherai jamais à la France. C’est plus fort que moi.
Le duc laissa tomber cette affirmation qui le blessait, sans y répondre. Il tira de sa pipe plusieurs flocons de fumée qu’il regarda s’évanouir dans l’air. Puis, il hocha la tête devant un aspect de sa pensée qui lui parut à point pour être énoncée, et lui dit :
— La France, pour vous, c’est le rêve, le mirage… C’est naturel, le rêve. Mais ça ne mène à rien de s’en nourrir. Les frivolités de la vie parisienne, vous ne pourrez plus avoir, maintenant. Vous seriez sage de les renoncer.
— Mais ce ne sont pas les frivolités parisiennes, c’est toute la vie française qui me manque. Et elle est si belle, en ce moment !
— Plus belle est la vie allemande.
— À votre point de vue. Pas au mien.
— Justement ! Le point de vue, ça est tout. La réelle solution pour votre difficulté d’adaptation, c’est de vous placer à notre point de vue allemand.
— Eh bien, merci ! Il ne manquerait plus que ça ! Je me ferais horreur à moi-même.
— Ho !… ho ! » protesta le vieillard, avec un mouvement de tête dont toute sa barbe blanche trembla. « Toujours votre exagération française ! …. Nos millions de femmes allemandes jugent avec notre point de vue. Et elles sont de généreuses personnes.
— Oh ! » fit Huguette, dans un rire qu’elle réprima.
— Vous ne croyez pas ?
— Si, si ! » répondit Huguette, qui ne voulut pas le blesser, en évoquant les applaudissements de tant de femmes allemandes aux atrocités de leurs guerriers.
— Non ! Non ! » reprit « Le Burgrave », vous ne croyez pas. Notre sensibilité vous ne voulez pas adopter. Je l’ai dit à Gérard, quand vous épouser il a demandé : “De franches disputes entre ta femme et toi seront, si vient la guerre.” Il m’a répondu : “Sa nationalité elle ne pense même pas.” Vous étiez dans les doctrines avancées, la fraternité universelle, le pacifisme. C’était un point de vue français bon, mais répréhensible allemand. Il a ajouté : “Huguette est si ravissante et je l’aime tant !” À la déclaration de guerre, il est venu ici, sans vous.
— Vous trouvez que je l’ai roulé ?
— Roulé ?… S’il vous plaît ?
— Enfin que je l’ai trompé ?
— Ah !… Non, je ne dis pas… Mais il est venu, Gérard, sans vous, et sans son fils. Vous ne pouvez pas réaliser son cœur déchiré, désespéré. Je lui ai dit : “Tu vois ! Elle n’a pas quitté Paris. Et nous n’avons pas l’enfant. — Mais je les retrouverai ! Je les ramènerai !” —Et comment ? » dit Huguette, d’un ton plus amer qu’elle n’aurait voulu.
— Et vous avez la rancune contre lui, encore plus. Mais vous ne pensez pas de lui, avec, une bonne justice, pour son conflit avec vous, dans votre domaine, en France. Il avait son devoir de père, avec son fils, et avec ce fermier, il. avait son devoir d’officier.
— Mathavon n’avait tué personne. Son aide à de braves aviateurs pour échapper à la captivité ne méritait pas la mort.
— Il avait prêté son concours à l’ennemi.
— En France, la générosité n’est pas un crime capital. «
— C’est de l’humanitarisme, ça », lui répliqua son beau-père, avec une certaine irritation ; « ce n’est pas de la doctrine de guerre.
— C’est possible. Et ça m’est égal. En tout cas, un officier français n’aurait pas disputé si rudement la vie de ces malheureux à sa femme, qui la lui demandait. Il aurait eu trop peur de ne plus pouvoir paraître devant elle. »
Le duc regarda la jeune femme. Leur conversation, qu’il voulait calmante et conciliante, glissait à l’aigreur. Il eut recours à sa pipe, pour se donner le temps de trouver le. passage au fait qui en était le but, après les circuits d’une longue préparation.
« —S’il reparaissait devant vous, prochainement, Gérard », lui dit-il, « vous n’auriez pas agréable, donc, de le revoir ? »
C’était le coup de sonde que « Le Burgrave » s’était proposé de donner dans les dispositions de sa belle-fille envers son fils, depuis le début de leur conversation. Prompte à pénétrer les arrière-pensées que son beau-père pouvait dissimuler sous sa cordialité avec elle. Huguette se dit que son mari avait dû annoncer son arrivée. Et elle se sentit aussitôt devant le danger le plus redoutable qui pût la menacer, celui qu’elle voulait éviter, à tout, prix. Elle demanda, néanmoins, s’efforçant de raffermir sa voix : ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.