Lundi 6 septembre.
« — Il vous a informé qu’il va venir en permission ?
— Je ne dis pas cela. Mais, s’il venait ?
— Eh bien ! je suis franche. Il vaudrait mieux qu’il reste loin de moi.
— Ah !… » fit le duc, de mauvaise humeur, et en élevant sur elle un regard désappointé. Et il secoua la cendre de sa pipe qui était éteinte : « Mais, voici notre petit bonhomme ». La nourrice retenait avec précaution, sur les marches du perron, la voiture du nouveau rejeton des Auersfurth. Le duc se leva et marcha à sa rencontre. Huguette le suivit. Le duc se pencha, au bord du berceau roulant que la nourrice venait d’arrêter. Mais elle prévint aussitôt les niaiseries attendries qui allaient déborder de la bouche du vieillard.
« — Il dort, monsieur le duc », dit-elle, en étendant la main au-dessus du berceau, comme pour en écarter le bourdonnement des paroles du grand-père.
« — Et le sommeil du bébé, c’est le repos de la nourrice », dit-il, souriant.
« — Faut bien le prendre comme il vient, 1e repos. On en n’a pas déjà tant », répliqua un peu aigrement la nourrice, qui ne pouvait se supporter au milieu de ces Allemands.
— Mais il est gentil », intervint Huguette, toute remuée par la vue de son enfant et par l’appréhension de la venue de son mari. « Il fait un bon dodo.
— C’est vrai qu’il n’est pas contrariant. C’est tout le caractère de Madame », avoua la nourrice, sans même se douter qu’elle pouvait blesser le grand-père.
« — Mais son papa aussi », protesta-t-il, « a le bon caractère.
— Oui, oui, il est mignon ! » conclut Huguette, qui voulut éviter à Angèle une réprimande de son beau-père.
Et, poussant sa voiture, Angèle s’éloigna vers le chantier des prisonniers.
« — Hum !… cette nourrice !… Enfin !… » fit le duc, en regagnant son siège. Et, s’adressant à Huguette, il ajouta : « Une chose est heureuse, au moins, votre tendresse de mère. Votre fils, vous aimez. Ça est la chose certaine et excellente. Avec votre amour de mère vous pouvez beaucoup de choses encore pénibles pour vous. À votre nostalgie, voilà le remède. Elle est bonne qu’à vous faire souffrir. Et ça ne sert à rien. Voyez-vous, ma chère fille, il faut le courage d’embrasser la vie comme elle vient. Et avec le devoir toujours, elle vient. Vous n’aimez pas beaucoup cette perspective en France.
— Vous croyez ça ?
— Non. Vous n’aimez pas. Nous avons des masses d’informations… Et vous, le devoir, c’est votre fils.
— Eh bien ! mais c’est un peu pour ça que je suis ici.
— Oui. Et c’est bien. Nous sommes tous contents que ce devoir vous ayez accompli. Mais il y a d’autres devoirs.
— Par exemple, me résigner à être Allemande, rien qu’Allemande ?
— N’est-ce pas hautement honorable pour vous ?
— Ça !…
— Et ne voulant pas lui dire que cela la révoltait, Huguette se contenta de hocher la tête.
— C’est très déraisonnable de ne pas vous décider. Ça fera la vie, ici, compliquée pour tout le monde, et, pour vous, maussade ?… Gérard ne pourrait pas vous emmener en France, maintenant, même s’il voulait, avant des années… J’ai ma vieillesse déjà avancée. Les obligations de chef de famille, Gérard aura de résider ici… Alors ? »
Huguette se retenait de son mieux de contrarier ce vieil homme qui s’appliquait sans rudesse, à lui faire envisager sa situation. Et elle tenait surtout, bien déterminée à s’y soustraire, à ne pas lui livrer le fond de sa pensée. Elle lui dit :
— Bah !… on trouvera quelque combinaison qui arrangera tout.
— Oh ! » protesta-t-il, contre la menace de rupture enveloppée dans le vague de cette réplique, « vous, d’un côté, lui de l’autre !… Ce n’est pas digne dans une grande famille allemande. Et…. avec nos procédés si honnêtes pour vous !… »
— C’est vrai ! » s’écria Huguette, coupant court au reproche ébauché de son beau-père. « Grâce à vous, je peux recourir quelques pauvres prisonniers que l’Allemagne réduit à la famine. C’est une faveur, en effet.
— Faveur très grande ! faveur unique ! ma chère fille ! Notre Kaiser l’a accordée par spéciale bienveillance pour notre antique maison. Et il a ri, notre Empereur, de votre caprice de Française. » — « Celle-ci ne pourra pas nous accuser d’être des ogres », a-t-il dit. — « Le chancelier ma l’a écrit. »
« —Enchantée d’avoir fait rire le Kaiser, et flattée qu’il convienne de ses bontés et des vôtres.
— Mais, pour mon fils, la bonté vous n’aurez pas ? Il a aussi, pour vous, beaucoup de grandes bontés.
— En effet, il me laisse faire tout ce que je veux… à l’intérieur de son domaine.
— Et ça n’est rien, ça donc… après que vous lui avez tant résisté ? Ça n’est pas la preuve de son grand amour ? Vous ne lui écrivez pas. Vous ne voulez pas lire ses lettres à moi… Cette douleur, quand il a déjà les souffrances de cette terrible guerre encore vous lui ajoutez !
— Croyez que je le regrette, mais… je n’y peux rien. »
— Vous ne voulez pas pouvoir Et vous pensez lui seul à la cruauté ? Il n’a pas. Il a la générosité, la grande, la chevaleresque générosité vous dites, en France, je crois.
— Je ne m’en suis guère aperçue, à notre dernière rencontre.
— Toujours votre rancune de cette malheureuse affaire de La Feuillée ?… Et ces visites qu’il vous autorise de ce capitaine prisonnier ?
— Il sait que M. de Lherm vient me voir ?… Déjà !
— Vous ne lui écrivez pas. Je l’ai écrit. Raisonnablement, ma chère fille, pouvais-je le laisser ignorant de cette relation avec un ennemi ? Vous êtes contrariée ?
— Au contraire. Et lui ?
— Il a dit, oui, puisque ça lui fait plaisir. Vous voyez. Nous voulons agréable, pour vous notre Allemagne. Et tout possible pour cela, nous faisons.
— Je vois que je suis un monstre d’ingratitude, en regard de votre magnanimité.
« Le Burgrave » ne perçut pas l’ironie de cette réplique dans la bouche de sa belle-fille. Il la prit à lettre.
— Ah ! » fit-il, tout heureux, « la magnanimité ! Gérard, l’Allemagne, tous nous avons la magnanimité. Pourquoi, avec Gérard aussi, vous n’auriez pas la magnanimité ?
— Pour une toute petite raison. L’Allemagne, Gérard, ne savent pas se conduire envers les femmes. Gérard, envers moi, l’Allemagne envers la femme de ce pauvre Burdin et tant d’autres. Et manquer aux femmes, pour une Française, vous savez !… »
« Le Burgrave » arrêta sur Huguette un de ces longs regards scrutateurs par lesquels il obviait à son embarras de lui répondre.
« — Bah !… » dit-il, « la fin viendra de cette guerre. Les haines entre les peuples s’éteindront, aussi entre les individus… Liée à votre mari par la maternité, qu’est-ce qui vous restera le mieux à faire ? Oublier les préjugés, les griefs, les ressentiments, vous mettre d’accord avec lui. Vous avez choisi votre vie, en épousant mon fils. Vous ne pouvez plus l’avoir autre. Votre enfant est là qui vous retient pour toujours. Croyez-moi, ma chère fille, quand l’enfant est venu, pour une jeune femme, les romans sont finis… »
Le duc ne sentait pas que son homélie matrimoniale et familiale, fort sensée en elle-même, ne pouvait avoir d’autre fruit que de porter à son comble l’exaspération de sa belle-fille. Horrible en soi, à ses yeux, plus horrible encore en ses déchaînements de férocité, dont , la pauvre Julie Burdin avait été victime comme elle en avait été victime du fait de son mari, l’Allemagne, en la personne de son beau-père, achevait de lui soulever, le cœur, par son affectation de bonhomie cordiale, son patelinage cauteleux et son complet oubli de ses torts envers autrui. Elle maîtrisait, cependant le transport croissant de son irritation, puisque l’arrivée prochaine de son mari, aussi certaine, à travers les propos du vieillard, que s’il la lui eût annoncée positivement, avait amené l’heure de sa fuite, et qu’elle ne voulait rien laisser soupçonner de ce dessein. Aussi répondit elle, simplement, à sa péroraison : ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.