Mercredi 8 septembre.
— Madame a une lettre pour moi ?
— Non. Ce n’est pas ça… Dites-moi, mes belles-sœurs vous questionnent sur moi ?
— Madame peut-être sûre que, chaque fois, je leur réponds : “Je ne sais pas.”
— Bien !… Mon beau-père aussi vous questionne ?
— Et je lui réponds la même chose.
— Écoutez-moi bien, Angèle ! Pas un mot à personne de ce que je vais vous dire !
— Je peux le jurer à Madame !
— D’ici avant dîner, vous allez faire deux petits paquets de ce qu’il faut en voyage, un pour vous, un pour bébé. Seulement ce qui est indispensable.
— On va quitter ce sale pays ?
— Chut !… Et ne prenez pas cette mine joyeuse, surtout ! On soupçonnerait quelque chose, si on ne vous voyait pas votre air ennuyé.
— Je comprends ! C’est en France qu’on va aller ?
— Vous savez bien que non. J’y serais arrêtée. Mais, en Suisse, nous en serons plus près.
— Et nous aurons des nouvelles de France ? Quel bonheur, si Madame réussit !
— Attention donc !… Veillez sur vos gestes comme sur vos paroles. Faites comme si vous étiez sourde et muette.
— Oh ! oui, Madame !… je vais préparer tout ce qu’il faut. »
Et elle, se remit à pousser la voiture devant elle, d’un pas nonchalant.
VI
Les regards de Huguette se fixèrent alors sur la porte de la tour où, à cette heure, aurait dû être entré déjà le capitaine de L’herm. Elle se sentit moins désappointée qu’anxieuse à constater son inexactitude.
Tout avait été réglé, pourtant, par ses soins, avec le commandant de la forteresse, pour qu’à trois heures ce cher ami pût lui faire sa visite quotidienne, depuis qu’il était arrivé à Eberwald. Mais le major Biderer était un si hargneux cerbère ! Ce mauvais chien avait-il cherché quelque noise au capitaine pour avoir prétexte à le consigner ?
Plutôt qu’à une privation de sortie, Huguette voulut attribuer le retard du capitaine à quelque difficulté dans la vente du collier. Toute impatiente qu’elle fût de le voir paraître, elle ne perdait pas de vue son idée d’évasion. Et, un peu tremblante de ce qu’elle allait oser, elle se rapprocha de l’extrémité de la terrasse. Elle agita son mouchoir, dans la direction des prisonniers.
Ce fut le pauvre Burdin qui s’avança. Dans l’état de dépression morale où il était, il se conformait encore plus que ses camarades à la consigne générale que Huguette avait donnée de ne pas se presser. Elle lui demanda :
« — Vous avez un sergent qui est de Paris, je crois ?
— Oui, Madame, le sergent Mézembre… Hé ! Mézembre !…
— C’est à Madame la comtesse d’Auersfurth que j’ai l’honneur de parler ?… dit le sergent à Huguette, dès qu’il fut auprès d’elle.
— Oui, sergent.
— Ah ! Madame, au nom de tous mes camarades, permettez-moi de vous exprimer toute notre reconnaissance.
— Ne me remerciez pas ! Je suis si heureuse du peu que je fais.
— C’est énorme, Madame ! Mais ce qui est peut-être plus beau que votre pitié, c’est votre façon de nous la témoigner. Je vous demande pardon de vous parler comme je sens. Mais votre combinaison, ça a l’air d’une blague de Paris. Les Boches doivent en écumer.
— C’est bien possible. Mais je ne m’inquiète pas beaucoup, vous savez.
— Rien qu’à ça, Madame, on verrait que vous êtes Française. Jamais une Allemande n’aurait eu une idée pareille.
— Mettons que c’est l’idée d’une femme qui souffre. Je suis prisonnière aussi. Le malheur rend peut-être ingénieux. Dites-moi, j’aurais besoin d’un petit service.
— Tout ce que vous voudrez, Madame !
— Vous voyez ce garage, là, à droite, près de la grille ?
— Oui, Madame.
— Prenez quelques camarades avec vous, après vous être assuré que personne ne vous épie. Ça, c’est essentiel. Et, ici, il y a partout des yeux qui guettent. Dans le garage, vous verrez plusieurs automobiles. Il y en a une qui est noire, filetée de bleu. Celle-là, je voudrais que vous la conduisiez par l’allée qui est entre les fusains et la grille, jusqu’au pavillon des jardiniers, là-bas, au fond du parc. Et vous y remiserez la voiture.
— C’est compris, Madame. Et c ’est tout. Dommage que ce ne soit pas plus difficile. Encore une fois, Madame, merci de toutes vos bontés.
— Mais c’est moi qui vous remercie.
— Oh ! Madame, pour ce bout de corvée !… Tous mes respects, Madame.
— Adieu, mon ami !… Pas un mot à personne ! Surtout à Anna !
— C’est une mouche, c’te câline-là ? Ben ! on s’en doutait. »
Tandis que Mézembre s’éloignait, Huguette se retourna vers la porte d’entrée du château, et elle resta, quelques secondes, immobile de saisissement.
Le maor Biderer lui amenait François de Lherm. entre deux soldats, l’arme sur l’épaule.
Elle se reprit, cependant aussitôt et, outragée en sa personne autant que François de Lherm pouvait l’être lui-même, elle cria, à Biderer :
« — Qu’est-ce que c’est que cette indignité ?
— Madame la comtesse, mes profonds hommages respectueux !… lui répondit le major, courbé en deux, devant elle, et insensible à la véhémence de son apostrophe.
— Comment ?… » continua-t-elle. « Vous savez que le capitaine est de mes amis. Et vous lui infligez l’opprobre de le promener à travers la ville, entre deux estafiers ?
— Imaginez-vous, ma chère amie… » lui dit François de Lherm, avec un sourire d’ironique mépris.
— Silence ! » lui intima Biderer, sans lui laisser achever sa phrase.
C’était un gros homme, de haute taille, à bedaine tombante, les cheveux roux blanchissants sous sa casquette plate, avec un nez rond et rouge qui émergeait d’une épaisse barbe en soies de sanglier.
« — Veuillez me permettre, madame la comtesse, de vous expliquer… » ajouta-t-il en courbant, de nouveau, l’échine devant elle.
« — Rien du tout !… » l’interrompit-elle, à son tour, bouillante de colère.
« Et d’abord, ces deux empaillés-là… ouste !… Allez voir à la porte si j’y suis ! »
Les deux landstrumer, raidis dans leur immobilité de soldats de bois, roulèrent leurs gros yeux vers Huguette, puis vers le major. Celui-ci leur fit signe de ne pas bouger.
« — Je regrette, Madame la comtesse », dit-il, en s’inclinant encore. « Je regrette infiniment. Mais le règlement est. Je dois être assuré de la personne de l’accusé.
— Oui ! » dit François à Huguette, avec le même accent d’ironie ; « il paraît que je suis un accusé !
— Je vous ai dit : Silence ! » gronda Biderer. « Et je répète : Silence ! Notre code de justice militaire est : L’accusé ne doit parler que s’il est interrogé.
— Vous êtes grotesque ! major Biderer ! Vous êtes odieux ! » lui cria Huguette, voulant lui faire sentir tout le poids de son courroux. « Je ne sais quelle machination infâme vous avez osée. Mais M. de Lherm… »
— J’ai le droit de vous rappeler, Madame la comtesse », répliqua-t-il, en se raidissant dans son obésité, « que je suis revêtu, ici, de l’autorité de l’empereur. L’offense à son autorité, en ma personne, est le crime de lèse-majesté. Quand il y a lèse-majesté, il y a aussi la prison pour les personnes haut placées.
— Doux pays » protesta Huguette, avec un air de mutinerie insolente qui réjouit Françoise de Lherm. « Charmant pays ! » Et, revenant à son idée de préserver de l’indiscrétion des deux soldats, l’enquête du major Biderer. elle ajouta :
« — Vous allez éloigner vos deux argousins, ou je me retire.
— J’aurai alors à reconduire l’inculpé à la forteresse, et à vous y convoquer pour interrogatoire.
— Je voudrais voir ça, par exemple !
— Pour vous éviter cette chose désagréable, Madame, j’interroge ici. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.