Par Jean Viansson-Ponté.
Jour après jour, l’actualité et les commentaires nous font vivre un effondrement en gros et en détail de la société française dont les manifestations tragiques ou burlesques se multiplient.
Pêle-mêle : une gamine donne des leçons hallucinées au monde pour « sauver la planète » pendant que les flux migratoires incontrôlés contribuent à alimenter les déséquilibres démographiques, économiques, culturels et le communautarisme; le sapin de Noël est un arbre mort dont la vue ne peut être imposée aux enfants ; les réunions communautaires non-inclusives (!) semblent normales à l’Université ; l’impunité des délits, l’indulgence pour certains crimes va de pair avec la répression sans failles de manifestations souvent paisibles ; la loi est amendée ou contredite par des superstructures judiciaires nommées, tels les Parlements d’Ancien régime… Les exemples de cet effondrement sont légion (c’est son nom).
Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles pistes pour sortir de ce cycle infernal ? Le mérite du Recours à la tradition que nous propose Michel Michel est la clarté. À une certaine altitude, cet ouvrage déroule une critique du modernisme et de ses ravages et met en lumière les bienfaits de la tradition chrétienne, pierre angulaire de la civilisation occidentale.
Les Modernes sont aujourd’hui héritiers d’une tradition dans le désordre, « en pièces détachées ». Dès lors, nous dit Michel Michel, « la Tradition catholique attaquée suppose non pas d’être défendue, mais comprise » afin de ne pas confondre « l’esprit du monde avec les signes des temps ». C’est la Tradition, « qui nous fait connaître les hommes d’avant, les hommes d’ailleurs et l’homme de toujours », qui permet de ne pas être totalement assujetti à l’esprit du temps. De discerner les ressorts d’un combat spirituel.
L’auteur remarque que cette sécularisation qui rompt avec la Tradition concerne essentiellement le christianisme latin occidental, avec ses prolongements canadien et australien, alors qu’ailleurs dans le monde le fait religieux ne se porte pas si mal : Hindouisme, Islam, Orthodoxie, Sionisme, Évangélisme (… et phénomènes sectaires) ne sont pas érodés par le Modernisme.
Et dans l’aire européenne, en France notamment, ce sont les structures religieuses « contrôlées par l’appareil ecclésiastique », celles qui ont fait le plus d’efforts pour s’adapter, qui périclitent. Alors que les mouvements charismatiques, traditionalistes ou les nouvelles fondations ont une belle vitalité et irriguent souvent les structures diocésaines (baptêmes, ordinations, démographie).
Mort du « Progrès » et angélisme
Or le déclin du mythe du Progrès (cf. le pessimisme écologique, l’évolution des scientifiques eux-mêmes, ou des créations comme Matrix) permet de repenser le religieux. « L’Avenir avait remplacé le Ciel en guise d’Espérance, c’est fini ». L’idée selon laquelle la dimension religieuse ne serait pas consubstantielle à l’homme était sans précédent, propre au XIXe siècle, à partir d’un parallèle entre les âges de l’homme, de l’enfance à la maturité (on oublie la vieillesse et… la suite) et les stades de l’humanité. D’où une dévalorisation de la tradition à la lumière du Progrès.
La sécularisation est un phénomène spécifique post-chrétien. Dans la société chrétienne, l’autonomie des secteurs de l’activité et du savoir laissait au religieux la vocation de relier les dimensions de la vie. Aujourd’hui le religieux est relégué à la sphère privée. Les idéologies du XXe siècle, marxisme et national-socialisme, qui avaient voulu en récupérer les fonctions sociales et psychologiques sans répondre au désir d’éternité, sont sorties de l’Histoire en quelques décennies. Seul subsiste le libéralisme, et le capitalisme s’est développé « comme un parasite sur le christianisme ».
Dans une société qui nie la légitimité de toute loi non fondée sur le contrat, l’Église se trouve en difficulté devant le monde moderne – issu lui-même de la chrétienté. Devant ces « idées chrétiennes devenues folles », selon le mot attribué à Chesterton, comment christianiser une société post-chrétienne… sinon par un recours et un retour aux principes transcendants ? Et comment comprendre à partir de quelle dérive la foi chrétienne aboutit à l’idéologie du monde moderne ?
Cela suppose de comprendre que l’on est moins dans une négation du spirituel que face à une forme d’angélisme, qui s’est développée et se développe. La tentation angélique est de croire que ce que l’on espère est déjà là, et amène à nier « l’ordre naturel du monde, l’entropie de l’Histoire, la nécessité de la justice – et de la guerre pour la rétablir ».
Dans l’ordre surnaturel, le Messie, l’homme nouveau, le travail de Charité, tout est nouveau. « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Dans l’ordre naturel, César, l’Histoire, le devoir de justice, rien de nouveau. « Le bon grain pousse avec l’ivraie ». « Vouloir étendre prématurément l’unité du genre humain au-delà de la société surnaturelle qu’est l’Église n’est qu’une hérésie du christianisme ».
En écho au titre de ce livre, Le recours à la tradition, il faut pour l’institution ecclésiale et pour chaque homme considérer la réflexion et l’action en discernant l’ordre surnaturel et l’ordre naturel. Ce qui relève de la Cité de Dieu et ce qui bâtit la cité des hommes. La confusion, elle, détruit.
Vouloir résumer ce livre documenté, argumenté, fourmillant de citations qui jalonnent le récit, des textes sacrés et de Saint Augustin à René Guénon, de Maurras (belle explication de pays légal/pays réel) à Chesterton, en passant par Jung, Joseph de Maistre ou, au hasard, Max Weber, est une véritable gageure. Il faut aller puiser à cette source, riche et tonique. ■
Michel Michel, Le recours à la tradition. L’Harmattan 2021, 288 p. 29 €.